La newsletter de cette semaine est largement imbibée: c’est bientôt la rentrée, on va diminuer drastiquement les apéros: l’occasion d’y revenir, un peu. Et puis de danser un tango corse, avec pour partenaire un géant américain. Bonne lecture!
Le diable dans le détail
La vie tient à de minuscules détails: parfois vous rencontrez une personne, elle a l’air absolument parfaite, et puis vous vous apercevez qu’elle a une passion inexplicable pour les films français contemporains, essentiellement des “comédies” qui interrogent la société actuelle, ses dérives wokistes (lol) et se moquent de nos travers de porcs : n'importe quelle bouse avec Christian Clavier ou un film où par exemple Depardieu et Auteuil se disputent une jeune femme de 20 ans, belle comme le jour et hyper amoureuse de ces 2 tombeurs. Crédibilité en dessous du niveau de la mer, par temps sec. Baromètre de l’humour : une serpillière trouée saturée de Prozac.
Des personnes cependant rient devant ces films: on a beau être tolérant·es, parfois certaines perversions sont difficiles à comprendre. On peut passer outre bien sûr, mais aussi se dire parfois que c’est dommage de ne pas être en totale harmonie, en le regardant casser un œuf cru sur ses frites.1
Cela me fait un peu le même effet quand je me trouve dans un resto avec une cuisine très excitante, et une carte des vins très bof: l’impression d’un gâchis et de passer à côté de l’expérience tantrique ultime. Peut-être exagère-je un poil mais quand même: je reste assez surprise de constater les efforts fournis sur la cuisine (produits frais et de grande qualité, inventivité des recettes, maîtrise, dressage au cordeau), sur le décor et même l’ambiance musicale, tandis que sur les cartes de boissons - dépassons la stricte carte des vins, les bières ou autres pâtissent encore plus que le pif - c’est d’un morne ennui.
Matez-moi cette photo. Ca ne vous donne pas envie de vins qui ont de la gueule, de cuvées nature, de trucs funkys? Voire de cidres décadents, et de bières artisanales qui donneraient du relief? Ce soir-là, on nous a servi un vermentino correct mais sans âme. D’ailleurs, je ne l’ai même pas photographié: autant ne pas s’en rappeler. D’une tristesse insondable. On venait tout juste de goûter une chouette réinterprétation du vitello tonnato (dés de thon, jus de veau, une inversion plutôt réussie) et blam, ce machin dans le verre…
Je ne sais à quoi ça tient… un manque de connaissances, de curiosité? Une surmédiatisation des chef·fes qui fait qu’on mise tout sur l’assiette et qu’on oublie la très nécessaire salle ? De la paresse? Le fait qu’on confie toute la carte, impression comprise à un seul fournisseur? Peut-être moi et mes biais? Pour avoir cette année été chargée de cours auprès de futur·es restaurateur·trices, c’est probablement un peu de tout ça et aussi la faute à un manque de temps pour réellement enseigner et comprendre le vin. Sur les heures allouées pour former ces jeunes, j’aurais aimé parler de vins belges - pas eu le temps - de vins hors France - pas eu le temps - de bières2 et de cidres - pas eu le temps. J'essaierai de faire mieux l'an prochain, si je peux.
En attendant, ce soir là je suis retombée comme un soufflé, comme une blague dont on loupe la chute. Le bon vin m'a manqué.
Et ça commence à l’apéro
Ah, l’apéro: sacro-saint pour beaucoup. Quand j’ai su qu’à deux pas de chez moi se tenait une conférence sur l’apéritif, ses rites et sa culture, donnée par un historien de l’alimentation, j’ai foncé, accompagnée de ma redoutable comparse à lunettes. Cette enfant voue un culte aux olives, aux dés de fromage abondamment assaisonnés de sel de céleri et au Crodino: comment vouliez-vous qu’on zappe?
Nous avons donc pris place et écouté religieusement l’histoire de l’apéritif, depuis l’antiquité, jusqu’à aujourd’hui, en passant par le moyen-âge et la belle époque. Pierre Leclercq est absolument passionnant: pour un peu, il nous aurait fait oublier ce que nous avions dans l’assiette, car oui, c’est une conférence où on mange ! (les meilleures).
Pendant son intervention, nous avons donc dégusté:
des pipefarces: une recette datant de 1486, il s’agit de morceaux de fromage, trempés dans une pâte à beignet puis frits. Un ancêtre de la croquette au fromage sans doute.
des ailerons de volaille, selon une recette de 1758. Ils ont été cuits à l’étouffée, dans une sorte de cocotte luttée 3 dans une sauce épicée (pas piquante).
un artichaut à la vinaigrette, le plat sensass’ typique des années 70/80.
Et dans les verres:
un punch (ou ponch): l’histoire du punch se perd dans la nuit des temps. Bon, ok, c’est peut-être un poil exagéré. Mais le punch (qu’on appelle aussi parfois planteur) c’est quoi? “Boisson alcoolisée, flambée ou non, à base de rhum, de gin, de liqueur ou de vin mélangé à du thé, à une infusion, à des jus de fruits, à du lait ou à de l'eau, sucrée et parfumée au citron, à la cannelle.” C’est presque un fous-y-tout: on retrouve pourtant quasi toujours une macération d’agrumes (le shrub), et un sucre “citronné” (à l’origine, on frottait des citrons contre les pains de sucre, maintenant on râpe le citron dans du sucre en poudre et on laisse celui-ci s’imprégner des huiles essentielles de l’agrume) auxquels on ajoute du thé, du jus ou des alcools divers et variés. Servi en saladier, avec une louche, il a longtemps trôné dans nombre de fêtes, avant de se voir préférer des cocktails plus sophistiqués et moins sucrés.
du byrrh: marque française, il s’agit d’un vin de quinquina, très à la mode fin 19e. En gros, on prend du vin, on aromatise avec des plantes, on y fout des écorces de quinquina, et boum on a un apéro qu’on intitule: "Vin tonique et hygiénique au quinquina". Violet qui a créé le Byrrh se frotte les mains au début: il en distribue partout, y compris dans les cafés, épiceries et plus surprenant les pharmacies: parce que le quina, c’est reconstituant, parait. Au départ, les pharmaciens ne s’offusquent pas trop. Mais devant le succès grandissant de Byrrh et d’autres, l'Ordre des Pharmaciens de Montpellier va intenter aux Violet un procès pour concurrence déloyale. Exit le “quinquina” sur les étiquettes, donc. Mais pour le bonheur de nos papilles, le Byrrh existe encore: servi pur, frais, c’est vraiment très agréable.
de la suze: cet apéritif à base de gentiane pourrait en faire grimacer plus d’un·e. Pourtant il s’agit d’un excellent “starter” au sens premier. L’amertume de la gentiane permet aux papilles de s’éveiller et prépare l’estomac aux agapes. Le tout est d’arriver à l’appréhender: mon petit conseil, allongez-là d’abord avec une eau pétillante, pour vous habituer.
un cocktail à base de jus de citron, de sucre de canne et de blanc d’œuf: la base d’un cocktail “sour” sans l’alcool, pour notre Gégé préférée. Encore un moyen simple pour vous d’épater la galerie avec ces mix: prenez n’importe quel alcool aromatique, pisco, rhum, cognac, calvados. Ajoutez-y sucre, citron et alcool selon les proportions suivantes: 1cl, 2cl, 4 cl. Mettez-y 1/4 de blanc d’œuf, mélangez furieusement dans un shaker rempli de glace, servez aussitôt.
Où un corse combat le géant coca-cola
Avez-vous déjà entendu parler du vin de coca Mariani? Je dois dire que jusqu’il y a 15 jours, moi non plus. Pourtant, cet apéritif corse a connu son heure de gloire dans la seconde moitié du 19e. Elaboré par Angelo Mariani, chimiste de son état, c’est lui aussi un apéritif à base de plantes et vin, à l’exception notable qu’en lieu et place du quinquina, on utilise de la noix et des feuilles de cola et du vin de Bordeaux pour faire la macération: on va pas gâcher du bon vin corse tout de même. Comme le quinquina, c’est avant tout pour ses propriétés “médicales” que le coca est utilisé: pour augmenter la libido, traiter les problèmes digestifs, calmer les états d'agitation et allonger la durée de vie. Il était également utilisé pour traiter les addictions à la morphine, à la nicotine et à l'alcool. Coca, cocaïne, yep.
A l’époque, le vin de coca français fait le buzz: 10 millions de bouteilles produites, et des exportations partout jusqu’aux Amériques ! Mais le succès finit par s’essouffler: comme nombre de ces apéros, le vin de coca Mariani va voir sa production péricliter au 20e, puis carrément s’arrêter.
Presque cent ans plus tard, la machine est relancée: un autre Mariani, Christophe de son prénom, ancien restaurateur sans rapport avec la famille en question (Karamazov, aucun lien) décide de relancer cette marque en 2016. Un peu par hasard, il faut avouer: un entrepreneur cherchant à entreprendre, une recherche par nom dans les marques existantes/ ayant existé, la coïncidence de trouver une homonymie, et une histoire assez dingue, banco on vend la caravane. Cahin-caha, la production redémarre et le produit (délicieux au demeurant, avec ses notes fraiches d’agrumes et sa saveur légèrement douce amère) commence à être distribué.
Coup de tonnerre en 2019: Mariani reçoit un courrier d’huissier. La firme Coca-cola l’attaque, et demande l'annulation de la marque, au motif que cette appellation serait trop similaire à la sienne. Pourtant, l’histoire est bien plus complexe que le géant américain voudrait faire croire. La marque “vin de coca Mariani” a été déposée en 1863, 25 ans avant Coca-cola. Mieux, Pemberton le fameux pharmacien qui aurait “inventé” le coca-cola se serait largement inspiré de la recette du vin Mariani. A l’origine d’ailleurs, le breuvage s’appelait “French wine coca” et contenait de l’alcool: c’est la prohibition qui a forcé le pharmacien à changer sa recette pour une boisson non-alcoolisée. Pareil pour les feuilles de coca, qui ont disparu début 1900 au profit de la caféine. A ma connaissance, l’affaire n’est pas encore jugée mais j’avoue que ça me ferait doucement ricaner si le symbole américain se faisait faire la nique par une petite boite corse.
Le livre de la semaine
Ok, je triche un peu car celles et ceux qui me suivent sur twitter en ont eu la primauté. Gérard a la passion du livre a fortiori celui de cuisine. Et donc m’a déniché ça:
Cliquez sur l’image pour avoir accès au fil, je vous préviens c’est …
Puisqu’on m’a posé la question: ce bouquin a été offert à ma moitié à Noël, on ne l’avait jamais ouvert.
Deux-trois réflexions tout de même, parce que si j’ai bien rigolé, certaines choses me piquent. Je n’arrive pas à comprendre comment un homme ne se sent pas insulté par ce genre de livre: en gros le message est “vous êtes des feignasses, voilà comment échapper aux corvées ménagères avec des recettes que même une enfant de 7 ans peut réussir seule”. On vous prend vraiment pour des débiles incapables.
On remarquera aussi que les seules finalités pour les hommes d’apprendre à cuisiner ne sont pas de devenir autonomes, ou de prendre du plaisir mais de pécho et d’échapper aux tâches ménagères plus ingrates. Hashtag astuce, hashtag masculinité toxique, hashtag baltringues.
Et puis je pense à mes copines autrices culinaires, perpétuellement doutant de leurs capacités et de leur légitimité : imaginez que pour figurer dans ce bouquin, il suffisait d’avoir un reste de saumon fumé au frigo après un apéro prolongé, sacré JC.
La question sexisme de la semaine
Sur le compte Paye ton pinard, cette interrogation: que pensez-vous de ces étiquettes? Pour la petite histoire, celle de gauche est l’étiquette historique de cette cuvée de grolleau (d’où le “subtil” jeu de mots). Celle de droite est toute récente, et offre un “pendant” masculin, j’imagine pour répondre aux critiques émises.
Et c’est très révélateur de ce qui se passe dans le monde du vin, avec les représentations masculines VS féminines.
Les corps féminins nus sont érotisés, normés, sexualisés, et inscrit dans certaines valeurs esthétiques (hanches et seins volumineux, taille fine, ventre plat, cheveux longs).
Les corps masculins nus sont présentés sous forme parodique ou ironique: les rondeurs4 sont ici celles de “bons vivants”, et provoquent au mieux la connivence, au pire les moqueries gentillettes. J’avais déjà évoqué le sujet des corps gros et de leurs représentations ici.
Si on voulait instaurer une forme d’égalité ou de réciprocité, c’est raté. D’ailleurs, c’est un des aspects que j’aborde dans le Manifeste pour un vin inclusif, notamment au travers de l’interview de la merveilleuse Delphine Aslan. Quoi? Du teasing? Moi ? Je n’oserai pas…
C’est fini pour cette semaine on se retrouve dans 15 jours (malgré les protestations véhémentes de certain·es qui s’étaient habitué·es au rythme hebdo: je préfère faire moins mais mieux, hé ouais. A bien vite.
Une pratique que je ne m'explique pas, à part peut être par des origines bataves, et un sens de la mélancolie retenue qui fait qu'on peut briser des coquilles d'œufs à des fins tordues.
Si le vin est parfois maltraité sur les cartes, que dire de la bière? Si on ne veut pas boire de Leffe, Grimbergen ou Jup’, on ne trouve pas grand chose à se mettre dans le gosier. Un comble au pays de la bière, et au moment où les craft s’imposent partout.
Fermée de façon étanche grâce à une pâte composée de farine et d’eau.
Oui, je sais, il s’agit du vigneron lui-même, et de son associé qui sont gros c’est un fait. Mais il n’en reste pas moins que la pose et la présentation n’en fait pas du tout le même sujet érotique que sur l’étiquette “féminine”.