(J’adore cette chanson de Bashung, un psy aurait sûrement beaucoup à dire sur ma propension à aimer les vieux chanteurs un peu abimés, mais je préfère mettre mon argent ailleurs, surtout si c’est pour apprendre ce que je sais déjà.)
TW: deuil, TCA.
Mon grand-père est décédé. Ca me fait étrangement du bien de l’écrire, en même temps que cela me remplit de tristesse, probablement un peu incongrue ou étrange, étant donné les circonstances. Je n’ai pratiquement pas connu cet homme, dont je m’obstine pourtant à porter le nom, pas plus que mon père. Lui aussi est mort, il y a quelques temps1. Les hommes avant moi ne sont plus, il ne reste que celui, en devenir, d’après. J’ai longuement parlé ici de mes aïeuls du côté maternel: je les ai beaucoup aimés, j’ai passé des heures entières, des semaines, des mois, des années avec eux, chez elleux, dans leur intimité, à me réchauffer de leurs histoires, de leur accent, de leurs haleines, de leurs bras et de leurs petits plats. J’ai évoqué les pommes reinettes, les nic nacs, les frites, les petits pois, les chiques, les balades avec le chien et j’aurais pu encore en dire tant. De la branche paternelle en revanche, nada ou quasi.
Et pour cause: je ne connais presque rien d’eux, à peine leurs prénoms, un peu de leur maison à mi chemin d’une rue pentue, avec une foultitude d’escaliers, de bibelots, de pièces sombres solennelles pleines de velours et de bronzes. De mon père, je n’en sais guère plus: une grande masse imposante, un fort caractère, des ennuis divers et variés avec l’ordre, très probablement un bon fond. Mes parents se sont sans doute beaucoup et mal aimés : iels se sont séparés très peu de temps après ma naissance, mon père est devenu épisodique, disparaissant et réapparaissant quand bon lui semblait. Quand j’étais petite, j’imaginais qu’il était marin, pirate ou soldat ou même espion. J’aimais bien l’imaginer à mi chemin entre Lavilliers et Depardieu, la bravade en bandoulière et la gouaille irrésistible. C’est bien sûr un portrait d’enfant trop imaginative: son envergure ne dépassait pas celle de n’importe quel type de sa génération, de son milieu et de sa classe sociale. J’aurais tout gobé plutôt que d’accepter la vérité crue: il n’avait pas envie d’être père. Pas à ce moment là, pas avec moi: la suite a montré qu’il en avait les capacités, et je crois qu’il s’est pas trop mal débrouillés avec ses autres enfants. Je n’ai de lui que des miettes, des bouts d’histoires que l’on m’a racontées, et celles des périodes où il se souvenait de moi. Il m’emmenait alors boire un martini et manger des pâtes le vendredi soir, dans un petit resto italien, toujours le même. Je m’empiffrais de pasta al forno, puis je me dirigeais vers le fond de la salle, gravissait l’escalier en colimaçon, et j’y vomissais entrée et plat dans les toilettes en marbre, avant de réapparaitre pour le dessert que je ne refusais jamais. Il louait mon appétit vorace. En réalité, il était inconcevable que je ne finisse pas mon assiette devant lui, que je montre une faiblesse de moineau parce que c’était un ogre et que je ne tenais pas à me faire bouffer. Avec lui, la nourriture n’était pas sophistiquée, précise: elle devait être riche, abondante, et les convives à la hauteur de leur assiette. Quand on est enfant, on passe sa vie à vouloir satisfaire ses parents: devenu·e adulte, on finit par accepter d’y faillir. 2
Quelquefois, il m’emmenait chez mes grands parents, histoire de changer de cadre, d’éviter les serveurs et les gens, probablement. Ma grand-mère cuisinait des recettes tirées de livres, les hanches ceintes d’un tablier immaculé, le doigt suivant la ligne sur la page gondolée, fronçant les sourcils. Elle avait sûrement déjà mitonné mille fois ce foutu rosbeef ou ce rôti Orloff mais il ne semblait pas y avoir de place pour le naturel ou l’improvisation. Mon grand-père tonnait, comme pour rappeler son existence, du fin fond du salon aux antipodes de la cuisine. J’ai souvent eu cette sensation d’être dans un tableau de style flamand où l’air était lourd de règles et de tentures épaisses. On n’y mangeait pas par plaisir, mais par convention. On n’y discutait pas pour partager mais dans l’ordre établi.
Mon grand-père est mort, et avec lui s’éteint toute possibilité de rapprochement, irrémédiablement. Il n’y plus d’hommes de ma famille avant moi. Nous n’avons pas construit de vraie relation ni avec mon père, ni avec mon grand-père : il y avait trop de choses non dites, trop de ressentiment et de tartes à la crème à avaler. Je n’irai pas sur leurs tombes, à quoi bon quand il y a tout et rien à dire. Je mesure, à quarante et un ans, à quel point leur absence m’a construite: on parle souvent de racines familiales, de transmission d’une culture et d’un goût, mais comment fait-on quand tout manque?
Je suis une inconditionnelle de la série “les tribulations culinaires de Phil” 3(en anglais Somebody feed Phil) et récemment j’ai vu un épisode sur Santiago4. Si je vous dis cuisine chilienne à tous les coups vous répondrez “empanadas”5, éventuellement “pastel de choclo”6. Mais en dehors de ça? J’étais donc très curieuse de découvrir ce qu’on mange là bas. Et je n’ai pas été déçue: pléthore de sandwiches7, avec très étrangement beaucoup de mayonnaise8 et moins étrangement de l’avocat, des quantités invraisemblables de viande mais pas seulement. Le Chili est en pleine mutation: de grandes manifestations contre la paupérisation et les inégalités sociales ont eu lieu entre 2019 et 2021 conduisant à un référendum et une réécriture de la constitution avec à la clé de nouveaux droits notamment pour les personnes LGBTQIA et de façon générale un meilleur accès à la santé et à l’éducation. Reconstruire, sur des bases plus saines.
La cuisine s’en ressent: des tas de jeunes chef·fes, parti·es faire leurs armes en Europe ou ailleurs reviennent et montent des affaires soit en se basant sur cette mixité due à leurs voyages9, soit en revenant à leur essence même. Un des chefs parlait ainsi d’explorer le patrimoine local, notamment le savoir des Mapuches10. Concrètement, il a des arrangements avec des glaneurs locaux, qui lui dégottent des merveilles, en montagne ou en mer: algues géantes, fruits de mer à l’allure préhistoriques, herbes aromatiques. Cela donne une cuisine atypique, voire déstabilisante pour nous mais vraie, on ne peut plus “terroir” puisque loin d’utiliser des aliments standardisés, elle puise dans la nature pour la mettre en avant. Je trouve ça passionnant: a priori, si on ne sait pas regarder, si on n’a pas reçu d’éducation particulière, si on n’a pas les bonnes racines, on aura beaucoup de mal à évoluer et à se nourrir dans la nature.
Nous sommes déshabitué·es du comestible, nous avons perdu - parce que la nourriture est partout et abondante - cette faculté d’aller chercher plus loin, dans ce qui est moins évident. Vivre dans un monde moderne avec l’accessibilité immédiate à une alimentation variée nous a rendu paresseux·ses et inadapté·es. Au contraire, être forcé·es au manque repousse nos limites: la créativité, l’art, la vie s’en trouvent redynamisé·es. Si on ne peut pas utiliser ce qui nous est habituellement donné, on peut tout à fait puiser ailleurs et inventer d’autres références.
Ce n’est certainement pas un hasard si je suis incapable de suivre une recette à la lettre, ce n’est pas une zone confortable pour moi d’être dans un cadre : j’aime bricoler, j’adore la cuisine du placard ou celle des fonds de frigos. J’adore poser les ingrédients sur le plan de travail et voir où ça me mène: à force d’expérimenter, je me suis construit mon petit catalogue. Tels aliments matchent ensemble à tous les coups, un peu de cette sauce dans une préparation la métamorphose, en revanche il faut éviter d’associer tel et tel. Il en va de la cuisine comme de la vie. On peut se sentir bridé·es par le manque, on peut ne considérer que ça, s’en repaitre et s’y abimer, pour toujours. Le gouffre sera à jamais impossible à combler. Ou bien on peut décider de changer de point de vue, d’angle : ce qui nous définit n’est plus ce qui nous manque mais l’espace immense à remplir de choses nouvelles. On peut y trouver une liberté inédite, celle d’inventer ses propres règles, sa propre histoire, pour y trouver sa famille de goûts. Sa famille tout court.
Not to be dramatic mais entre mon père qui meurt en Picardie, et dont il faut rapatrier le corps, la comédie autour de sa succession et mon grand-père, qui sur la fin de sa vie s’est brouillé avec ce qui lui restait de famille, à cause de sa relation avec une “capteuse d’héritage” qu’il finira par épouser (elle n’en aura guère profité puisqu’elle est décédée une semaine après le dit mariage), y aurait matière à roman.
Probablement parce qu’on accepte qu’iels puissent aussi nous décevoir. Nos parents sont des humain·es qui peuvent prendre des décisions foireuses, voire être d’abominables personnes, ça ne dit pas forcément quelque chose de nous.
« Les tribulations culinaires de Phil » ou comment découvrir une ville emblématique (New York, Séoul, Venise ou encore Dublin) par sa nourriture. Phil Rosenthal, producteur est un gourmand mais aussi un érudit, et c’est génial à le suivre: sa bouille quand il mange … Sur Netflix.
Santiago du Chili, pas de Cuba* hein sinon ça n’a aucun sens. (*quiero bailar la salsa)
Un petit chausson en pâte feuilletée parfois en pâte à pain, farci de viande, de poisson, d'œuf, de pomme de terre ou d'autres ingrédients, selon les coutumes de chaque région
Le gâteau de maïs (en espagnol pastel de choclo) est un mets traditionnel argentin, chilien et péruvien fait à base de maïs moulu (choclo). La pâte ainsi formée est mise sur une préparation de viande, d’oignon, de sel, de poivre et de cumin. Infos complémentaires de Funambuline : “Ce serait plutôt un hachis parmentier ou tu remplaces la patate par un genre de polenta grossière, parfois mêlée à des grain de maïs (souvent en boîte) pour la texture.
C'est un plat que j'ai souvent vu faire avec des restes de farce à empanada sous le maïs, donc pas de "vraie recette authentique" car chaque personne qui gère les restes du frigo a sa version... (et chacun est délicieuse)"
Le completo (« complet » en français) est l’un des plus populaires du pays. Il s’agit d’une modification locale du hot-dog dont la base se compose d’un pain de forme allongée et d’une saucisse au milieu avec des variations dans les ingrédients comme l’emploi d’avocats, tomates, mayonnaise, moutarde, ketchup, et en plus, de sauce américaine et de choucroute, entre autres.
Tiens donc, voilà des gens qui savent vivre.
Chose amusante, une cheffe expliquait que les chilien·nes détestent l’ail, et qu’elle avait renommé un de ses plats, un ajo blanco, en gaspacho blanc pour que les gens acceptent d’y goûter. Comme quoi, les biais culturels…
Une tribu autochtone du Chili et d’Argentine. Le savoir et la culture se transmettent de façon orale, on ne trouve pas forcément beaucoup de sources écrites sur leur cuisine, mais elle repose beaucoup sur l’usage de plantes médicinales, la nature leur fournissant la nourriture quotidienne nécessaire, des aliments riches en valeur nutritive comme le pignon de la cordillère ou une variété de poissons et d’algues provenant de la côte pacifique.
...peut-être parce-qu'ils savent écrire et/ou chanter ?
Quand tu entames avec Bashung, je suis forcément déjà conquis.