Le Livre
Le sujet est dans le titre, un clin d'œil à une création récente de cocktail, dont le nom n'est pas allé chercher bien loin: « Le cocktail ».
Quand j'étais gamine, je rêvais d'écrire des livres. J'imaginais me lever tôt, me faire du café et rester des heures à raconter des histoires. Maintenant que je suis adulte, et que j'en ai écrit six je connais la vérité.
C'est vrai, il y a ces moments de pur kiff où tu ne fais que coucher tes idées sur le papier : c'est génial. Installée confortablement, de la musique bien choisie, des litres de café, toi face à l'ordinateur et des centaines de mots qui dansent. Mais, avant il faut avoir eu l'idée, la pitcher pour la vendre, attendre un retour... dans mon cas, ça n'a jamais été trop long : soit mes livres étaient des commandes spécifiques des maisons d'édition, soit j'ai eu des éditeur·ices hyper réactif·ves.
Une fois l'idée / le projet validé et le contrat signé tu peux écrire. Une période qui, si tu as de la chance, alterne des moments de bouillonnement créatif, et d'autres où tu as la sensation que tu ne peux que produire du caca liquide : la fameuse page blanche. Si tu as de la chance ! Sinon, tu es bloqué·e pour toujours avec ton document Word ouvert et tu n'écris : RIEN.
Vaille que vaille, tu obtiens donc un gloubi-boulga, que tu vas patiemment reprendre, mot à mot, phrase après phrase, à changer l'ordre des chapitres, à copier-coller là puis plutôt ici : je ne vais pas le cacher, c'est une boucherie, les tranchées, Verdun, ça sent le napalm, la sueur et le café froid. C'est à cette étape que tu en as le plus besoin, de café, tu essaimes donc des dizaines de tasses à différents stades de consommation, certaines ont le fond culotté d'un sirop noir intense. Tu te réveilles la nuit, avec un mot qui clignote, une idée à absolument placer, que tu avais zappé, mais à 4 h 14 ça te parait VITAL et selon l'avancement de tes insomnies, tu te sens NUL·LE de pas y avoir pensé avant, ou un GÉNIE que ça t'apparaisse si clairement.
Et, après des heures et des heures à peaufiner, des dizaines de litres de café, quelques gins tonic, tu arrives à un machin plus ou moins cohérent que tu vas proposer à relire. Si tu as un caractère un peu extrême comme moi, tu as deux possibilités : ou bien tu es convaincu·e que c'est le meilleur truc que t'aie jamais pondu et dans ce cas tu es imbuvable. Ou tu es persuadé·e que c'est un bouzin innommable et que tout ton lectorat passé va défiler devant toi pour te jeter des fientes de pigeon tièdes. Voire les pigeons eux-mêmes, mais froids, du moins tu l'espères, car c'est absolument dégueulasse un pigeon tiède, je le sais j'en ai plumé ma part. Sauf que les éditeur·ices ont une vie, INEXPLICABLEMENT et iels ne te répondent pas de suite. Les correcteur·ices ou du moins ce qui te fait office de lectorat test aussi. QUELLE IMPUDENCE. Iels te disent qu'iels sont bien désolé·es, mais toi tu n'en as plus rien à fiche, tu es imbuvable et tu reconsidères tes choix de vie, d'amitié et même tes habitudes alimentaires, tu penses qu'un régime keto ne te ferait pas de mal, c'est dire si tu es au fond du trou.
Bref, tu attends en grommelant. Tu ouvres ton manuscrit cinquante fois par jour, juste pour t'assurer qu'il est toujours là, jusqu'à ce qu'un beau matin, ou une morne après-midi, ou un soir, ça peut arriver n'importe quand, tu reçoives le fameux mail de relecture. Où il y a toujours un « MAIS ». Parce que l'édition est SADIQUE par contrat. Et, tu sues. Tu jures. Qu'on ne t'y reprendra plus et comme un·e charretier·e. Tu finis par reprendre ce que l'on te dit de reprendre, et tu constates que c'est MEILLEUR.
Peu à peu, on s'achemine vers une version définitive, on va te proposer des couvertures, où ton nom ne sera jamais écrit en assez gros, puis on arrivera au BAT, et là, tu pourras ouvrir une bonne bouteille ou le cyanure, selon l'état d'épuisement dans lequel tu te trouveras. Parce qu'après, tout ça t'échappe, ça part en librairie, tu vas devoir sourire et serrer des mains moites, trouver un mot à écrire pour chacun·e et répondre à des journalistes qui le plus souvent ont juste lu la quatrième de couv'. Iels te demandent une énième fois de redire ce que tu as déjà dit à d'autres, tu es en pilote automatique, mais tu arrives de temps à autre à trouver une formule un peu originale ou une blague que tu n'as pas encore faite.
À cette étape, tu regardes tes droits d'auteur·ice (NDLR: entre 8 et 10 % dans le meilleur des cas 1), les chiffres de vente, tu calcules le temps que tu as passé dessus, et tu te dis que tu préfererais encore épouiller un yack sauvage atteint de Parkinson avec les dents que de recommencer tout ce cirque et réécrire un autre livre.
Mais, tu as une idée... un mail à l'éditeur·ice, ça ne coûte rien hein.
J’ai écrit ce bout de texte, presque d’un trait, alors que je me trouve en plein dans la phase de relecture, la plus difficile sans doute à vivre pour moi. Je ne sais pas pourquoi au fond, on écrit des livres, même si l’on sait que ce sera difficile. Sans conteste, il y a un peu d’égo là derrière, le fait de voir son nom sur une belle couverture, de pouvoir dire “c’est moi qui l’ai fait”. J’ai une belle excuse: j’écris des livres militants2, il ne s’agit pas que de se faire plaisir à soi, mais d’essayer — même si là aussi il faut un énorme égo, de faire réfléchir les gens qui tomberont dessus. J’y parviens parfois, c’est gratifiant et nécessaire : la durée de “vie” des livres est très courte, en général, ils ne sont dans l’actualité, poussés dans les librairies que quelques semaines, mois si l’on a de la chance. Il faut encore avoir les bonnes connexions, des journalistes qui connaissent un peu votre travail et le sujet, de la place dans le chemin de fer ou un créneau en radio. En fait, ils vivent presque moins que le temps qui les a vus naitre. À moins d’un énorme succès, ou de devenir un “classique”, les livres ne font pas vivre leurs auteur·ices. La plupart du temps, c’est un boulot ingrat, que l’on fait seul·e : bien sûr, il vient toujours un moment où l’on a envie ou besoin de parler de son travail, mais à moins de le faire avec quelqu’un·e qui sait, il est quasi impensable d’expliquer que l’on a passé deux heures à placer, déplacer puis replacer des virgules parce que ça ne sonnait pas comme il aurait fallu. Pourtant, c’est souvent dans ces discussions surréalistes que j’ai le déclic pour une phrase qui me faisait défaut, un liant dont je manquais, une idée pas assez développée. Mais, en gros, de l’idée germée au manuscrit livré, on est seul·e, devant ce foutu Word, Google doc ou n’importe quel logiciel qui a votre préférence. Si la solitude vous pèse ou est source d’angoisse, arrêtez de vouloir écrire, c’est mon unique conseil. Pour le reste, développez des parades. J’écoute de la musique, toujours la même, des chansons que je connais par cœur, pour la concentration. Chaque livre a ainsi sa B.O, Dolly, Elton et Fleetwood Mac pour le Manifeste, Taylor Swift et Polnareff3 pour le dernier. J’essaie de me trouver dans la situation la plus confortable possible. Quitte à en chier, autant être bien installée. J’abandonne le fantasme de l’écrivaine tirée à quatre épingles penchée sur une Remington: le plus souvent, j’ai l’œil qui colle, le cheveu en bataille, un pyjama tâché de café et l’haleine pas fraiche. 4 Et ça dure des semaines.
Pourtant, je ne me vois pas ne plus en écrire : pire, j’ai quasiment un sentiment de panique à me demander ce que je vais faire de tout ce temps que sera ma vie maintenant que je n’y consacrerai plus deux ou trois heures chaque matin. C’est une discipline, un peu comme la marche, qui me vide l’esprit et me remplit en même temps : écrire, pousser un raisonnement jusqu’à son maximum, relire, à voix haute pour être sûre que le rythme qui bat dans ma tête est le même à l’oral. J’ai d’ailleurs trouvé une manière amusante de faire cet exercice : utiliser la synthèse vocale et régler sur “Sylvie, francophone du Québec”. Je ne sais si le livre est bon, mais en tout cas sa lecture en est drôle.
Vous verrez ça de vous-mêmes d'ici à quelques mois, j’espère : le temps de l’édition est long et court à la fois.
Souvenir pas du tout ému de mon premier livre, celui dont j’ai vendu le plus d’exemplaires à ce jour et dont le contrat mentionnait au départ 3 % de droits. J’étais si heureuse de les faire monter à 5 % : j’étais si naïve.
Je ne sais pas si j’ai abandonné tout à fait l’idée d’un jour écrire un roman, même si je ne suis pas persuadée d’avoir ce qu’il faut pour.
Un jour je reçois un dm sur instagram : “ça te dit d’aller le voir en concert?”. J’ai dit oui, et vendredi je l’ai vu à Bruxelles, j’ai passé un super moment. Une belle manière de boucler la boucle.
Bien sûr, si vous avez l’esprit de startuppeur·euse, vous avez déjà levé les yeux au ciel dix fois, et vous voudriez bien m’expliquer que l’autoédition, c’est l’avenir, qu’un livre ça peut bien se faire seul·e, et que jamais on n’atteint un seuil de rentabilité avec une telle organisation : je men fous.