Plus dure est la lutte
Féminisme, entre exaspération et envie de faire avancer les choses, le 8 mars est toujours une journée ambivalente.
Près de dix ans maintenant que je milite pour les droits des femmes et contre le sexisme, particulièrement dans le domaine du vin. 1 Et en dix ans, j’en ai vu des choses changer. On a vu émerger des collectifs, de plus en plus ces dernières années, Women Do Wine, bien sûr, mais d’autres aussi, féministes assumés ou non. Des initiatives personnelles, des comptes militants, des femmes qui se sont démenées. Chacunes à leur échelle, dans leurs moyens, selon leurs buts elles ont toutes fait leur part de boulot. Et pourtant, il y a encore tant à accomplir. Ce huit mars, j’avais décidé de ne rien faire. La flemme. C’est ce que j’ai expliqué dans un post Insta, co-écrit à deux claviers avec ma chère Funambuline, qui a même eu l’heur d’être lu dans cet excellent podcast que je vous recommande.
Tout m’excède et me navre en ce 8 mars: cette année comme les autres n’a pas épargné les militantes et les femmes de manière générale. Festival de blagues misogynes, de promos idiotes, et de sorties imbéciles, il fallait un solide moral pour ne pas être complètement à bout, découragée ou dans une rage incroyable. La colère est un moteur certes, mais parfois elle vous ronge, quand elle se couple à la frustration. De ne pas en avoir fait assez. De ne pas lutter suffisamment efficacement. De ne pas avoir assez expliqué, de ne pas avoir eu la bonne pédagogie, d’être trop rigide, trop intransigeante, trop pétrie de principes, de ne pas assez sourire, atténuer son discours ou la portée de ses propos, de ne pas gueuler assez fort, ou trop, d’avoir l’air mal aimable, de faire peur ou d’énerver.
Et c'est là aussi où on réalise que nous, militantes, ne tirons quasiment jamais un bilan positif de nos actions. Il est extrêmement rare que nous nous réjouissions, et si nos joies existent, elles sont fugaces. Nous continuons d'avancer, d'essayer et la plupart du temps de culpabiliser de ne pas faire assez, ou mieux. Pendant ce temps, des hommes déclarés alliés prennent le temps de s'auto-congratuler pour les choses qu'ils ont dites. De belles déclarations d'intention. Et puis après les gars ? Rien. Nada. Le plus beau ? Quand on leur fait remarquer, ça les “humilie”, ils écrivent qu'ils “prennent des coups souvent” (NDLR: de ma part ou d'autres féministes). J'ai été complètement soufflée par l'emploi de ces mots. En colère.
Les mots ont un sens. Parlez à une femme d’humiliation, ou de coups: on n’en aura pas la même définition.
Et puis à bien y réfléchir, ça dit à quel point ils n'ont fait qu'effleurer le sujet. A quel point pour eux il ne s’agit que de se dédouaner, d’avoir bonne conscience. 2 Se sentir “humilié” parce qu’on n’a rien fait, c’est moche, c’est sûr. Mais ça dit surtout, quand on le prend si personnellement, que ça a tout à voir avec une entreprise de développement personnel plus que dans une lutte sincère et désintéressée pour des personnes dont on se sent proche des combats. C'est du même niveau que d'acheter des boîtes de thon garanties sans dauphin dedans. Un truc qu'on fait sans y penser, qui permet de mieux dormir la nuit, mais qui a zéro impact et n'implique aucune réflexion de fond sur le vrai sujet. 3On ne sera jamais à égalité avec des hommes sur ce point là. Quand pour nous la lutte est vitale, pour eux il s'agit juste d'un hobby. Qu'ils peuvent d'ailleurs se permettre de laisser de côté parce que “ils ont un travail très prenant, la vie, la conjoncture”. Or, c'est justement quand nous, nous nous retrouvons dans le dur, précaires pour certaines, violentées ou insultées, harcelées pour d'autres qu'il nous est nécessaire de jeter toutes nos dernières forces dans la bataille. Epuisées, et combattantes.
On peut d'ailleurs s'interroger sur la gratuité du travail militant, lorsque nous produisons des contenus pédagogiques par exemple. Payer des militantes dans l'esprit de beaucoup de gens c'est “mal” parce que ça nuirait à la pureté de la cause, à l'indépendance. Parce que l'argent salit tout, c'est bien connu. Il n'y a qu'à voir les attaques régulières sur les féministes qui se “font du pognon” avec le féminisme ou qui “s'offrent de la visibilité" (j'envoie à qui veut l'intégralité de mes relevés de droits d'autrice pour mes livres liés au féminisme, quant au reste, c'est assez mal connaître ce qui se passe quand une féministe devient un peu trop visible, la visibilité qui consiste à devenir une cible régulière de harcèlement c'est moyen bof). 4
Qu'est ce qui rend si différentes une féministe d'une spécialiste quelconque d'un domaine précis ? Le diplôme ? La validation sociale ? Bien entendu, il faudrait alors dégager ce qui relève du bénévolat - voulu, pensé, assumé comme tel - de ce qui est un travail qui requiert une rémunération pour être correctement mené. 5 Peut-être en se basant sur sa portée pédagogique, éducationnelle? Sur l’aide apportée aux personnes? Je n’ai pas de réponse toute faite, mais il est certain que tout ce temps - pris sur les loisirs, la vie de famille, le sommeil pourrait être mieux considéré.
Quelques jours après, le bilan de cette journée symbolique de luttes - symbolique, car le féminisme ne prend pas de vacances, c’est toute l’année - est bien maigre. Dans le monde du vin, il suffisait de se pencher sur les réseaux sociaux, de lire la presse spécialisée pour se rendre compte d’une chose : la révolution féministe n’a pas - encore - eu lieu. À la place, nous avons eu droit à du marketing cosmétique. Vous me direz “c’est déjà ça” ou “tu te plaignais que les femmes soient invisibilisées, ce n’est plus le cas”. Et c’est vrai, on est passées d’une presse qui ignorait pratiquement qu’il existe des femmes dans le monde du vin (hors partie commerciale s’entend) à "le 8 mars rendons hommage à nos femmes6 et faisons leur dire qu'il y a zéro souci, voire qu'être une femme est un atout" 7 and I think its beautiful (non).
En tant que militante féministe, je connais bien cette stratégie: trouver des femmes-paravent, qui cacheront la réalité de centaines, de milliers d’autres. Parce que les énervées, les femmes en colère, blessées ou humiliées ce n’est pas très vendeur. Le vin est une économie, et ne fait pas celle des mots quand il s’agit de vanter les qualités d’un domaine, mais bizarrement perd tout vocabulaire quand il s’agit de s’intéresser au sort de ses travailleureuses.
J'ai fait ma revue de presse et ce n'est pas bien jojo, un seul journal parle sexisme, mais sans analyse ou recherche, juste il repompe le contenu d'un compte militant.
Et pourtant, en tant que journaliste, le sujet femmes et vins est très riche: il y a des milliards d'angles, on pourrait évoquer les salaires, l'économie, les violences, le plafond de verre, les retraites, les congés mat', la pénibilité, parler de la non-représentativité politique, dans les syndicats, 8 des blocages systémiques à l'implication des femmes, de l'ergonomie à la vigne et en cave, des procès-bâillons, 9 de l'intimidation, des salons qui sont des nids à agressions, et même - dingue - croiser les luttes et parler racisme, LGBTQIAphobie, validisme…, Mais lol, nope.
On a bien compris qu'il y a des femmes maintenant, on a répété les mêmes chiffres en boucle, on sait tout ça, tous les articles reprennent quasi au mot près les mêmes mots, les mêmes phrases - au passage grâce au boulot gratis des militantes 10 - donc on peut changer de disque et aller plus loin?
J’ai la sensation qu’on se fait arnaquer: certes, je lis de plus en plus de communiqués de presse où l’on évoque des vigneronnes. Je vois des cavistes, des sites en lignes, des communautés reprendre les hashtags #vigneronnes ou même #womendowine. 11 La question de la visibilité si elle n’est pas encore complètement réglée, a été vite répondue : j’ai vraiment la sensation très nette que c’est parce qu’il s’agit de la plus facile à régler. Ce n’est pas très difficile au fond d’aller chercher une mère, une grand-mère, une tante, une collaboratrice quelconque, de lui faire prendre la pose et de s’en tirer à peu de frais, avec quelques phrases à tirer des larmes. 12
Ce n’est pas très difficile de “rendre hommage à la résilience des femmes” et ensuite de ne pas écouter leurs récits. On sort les femmes-alibis une fois par an, on leur mitonne même des évenements aux petits oignons pour célébrer les vigneronnes, mais ça s'arrête là. Parce que la plupart de ces posts ne sont justement que des instantanés, calibrés pour les réseaux sociaux, et ne disent que peu la réalité derrière le cliché. J’ai vu beaucoup de femmes apprêtées devant l’objectif, très peu de femmes effectivement au travail, les mains dans les cuves, tirant du vin de barriques, tirant des tuyaux. J'en ai lu très peu témoigner de la dureté du métier, de leur fatigue, de la difficulté de concilier vie familiale et vie professionnelle, des limites qu'elles ou qu'on leur impose. Comme s’il fallait toujours mettre en scène et à distance de ce qui est réellement ce qu’elles font, qui elles sont. Quelques rares fois, un effort est concédé: sans grande imagination, on organise une table ronde "sur la place des femmes dans le vin". 13
On devrait avoir dépassé le sujet depuis belle lurette, on pourrait aller plus profond, plus loin, mais non. Et le temps à (ré)expliquer que les femmes ont autant leur place légitime dans le vin que les hommes, c'est un temps qu'on n'a pas, qu'on n'a plus pour réellement lancer des projets qui bousculeraient et changeraient la donne. C'est aussi épuisant que décourageant : on passe tant de temps à ressasser et démonter les mêmes clichés, 14 qu'on aimerait parfois juste parler d'autre chose, en prise directe avec nos métiers. C’est tout le paradoxe de la lutte féministe : pour que les choses évoluent, dans le sens des intérêts des femmes, il faut que ce soient celles-ci qui portent les sujets qui les concernent, mais le corollaire est que bien souvent, elles ne seront plus cantonnées qu’ à ça, avec extrêmement peu de latitudes d'ailleurs pour choisir leurs sujets, leurs angles, car in fine, elles ne sont là encore qu'un prétexte, pas un vrai outil de changement. Et je comprends celles qui n’ont pas envie d’y être réduites : même moi j’en ai marre de me voir apparaitre telle une diablesse sortant de sa boite lorsqu’un sujet “féministe” vin apparait. 15
Bref, ce 8 mars j’ai la sensation d’avoir été otage d’un storytelling léché, lissé et qui n’aura ni ressort ni consistance. Ne débouchera sur aucune prise de conscience. N’aura aucun impact réel sur la santé mentale et physique des femmes du vin, sur leur bien-être au travail ou leur sentiment de sécurité. Parce que les bonnes questions ne sont pas posées, et que le sujet n’est qu’effleuré, comme pour donner un os à ronger. Jusqu’à l’année prochaine.
Pendant ce temps-là, les droits des femmes (et des personnes LGBTQIA, non valides, racisées…) n’avancent pas, les syndicats ne sont pas paritaires, 16 les assemblées générales comportent assez peu de femmes, la précarité des femmes reste un problème majeur, tant d'entre elles se retrouvent désormais avec des retraites minables, voire sans ; le sexisme ordinaire, l’homophobie, la transphobie, le racisme, le validisme sont partout, les violences sexistes et sexuelles s’exercent en quasi-impunité.
Allez, la bonne journée quand même !
On peut me reprocher de ne pas me battre assez pour les Syriennes, les Afghanes, ou tant d’autres qui en ont besoin, mais j’essaie de faire ce que je peux, dans les limites de mon travail, de ma vie personnelle et de la charge mentale qui va avec. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas solidaires de toutes ces luttes, aussi légitimes les unes que les autres.
Ca va sans doute encore en gratouiller certains de lire ça, tant pis, je n’ai plus le temps ni l’énergie de ménager vos égos.
Les quelques rares fois où j’ai vu des hommes vouloir s’impliquer, ils ont systématiquement demandé de l’aide à des femmes, et ils ne voient pas en quoi c’est problématique.
Sans nier qu'il y a évidemment toute une problématique à soulever : tous les projets estampillés féministes ne sont pas clean, il y a autour des violences économiques qui peuvent être perpétrées aussi par des femmes privilégiées exploitant des plus précaires ( et si monter des projets implique de s'appuyer sur l'exploitation d'autres travailleuses alors ce n'est pas féministe.) C’est peut-être bien le noeud du problème: si les féministes blanches bourgeoises cis sont surreprésentées médiatiquement, c’est parce qu’elles ont le luxe de pouvoir, tant en termes de tant que de ressources, de pouvoir occuper l’espace. Et comme elles sont visibles, elles ont plus de poids pour monter des projets, y compris des projets monétisés. Est-ce que la clé est pour autant d’évacuer toute idée de rétribution? Je ne le pense pas, mais il est certain qu’il y a un système de valeurs de redistribution à établir.
Dans des conditions correctes autrement dit. Je vois trop de consoeurs, d’amies qui voudraient s’impliquer plus et qui renoncent parce que financièrement, elles ne peuvent pas se permettre de “perdre” du temps.
Nos femmes : nos sœurs, nos mères, nos épouses. Un titre de propriété et de subordination, belle évolution.
En oubliant le capital socio-culturel et bourgeois de certaines qui effectivement, peut flouter certaines difficultés inhérentes au genre.
«On a souvent considéré que cette sous représentation numérique des femmes dans les effectifs syndiqués s'inscrivait dans le prolongement d'une attitude de retrait au plan professionnel (Crozier,1965) ou traduisait une forme de désintérêt vis-à-vis du syndicalisme (Legendre, 1987). Du côté des syndicalistes, il est aussi courant d'entendre évoquer un repli «naturel» des femmes. Je ne partage pas ces points de vue dans la mesure où cette sous-représentation me paraît être davantage la conséquence d'un ensemble de conditions sociales qui s'avèrent plus contraignantes pour les femmes que pour les hommes. Je pense notamment à la place sociale faite au travail des femmes, aux contraintes liées à la vie familiale et aux échanges qui s'opèrent au sein du couple. Je pense enfin au fonctionnement même de la structure syndicale» (Le Quentrec Yannick; Les obstacles aux pratiques syndicales des femmes).
De celui intenté à Valérie Murat, qui se bat contre le manque de transparence de certaines propriétés quant à l’usage des pesticides, à celui d’Isabelle Perraud, poursuivie en diffamation par un vigneron de Loire, parce qu’elle a relayé des articles d’enquête parus dans la presse nordique et qui concernait des faits d’agression sexuelle.
Amusant d’ailleurs d’avoir vu tourner des chiffres un peu différents, parlant de 23 % de cheffes d’exploitations au lieu des 30 % mentionnés habituellement (qui englobent les cheffes et co-cheffes). Ce qui m’a un peu fait fouiller sur internet et bim, je suis tombée sur ceci. Des chiffres de 2010 donc, et partiels, expliqués comme suit : “Les femmes âgées de plus de 40 ans s’installent principalement sur des exploitations déjà existantes et auparavant dirigées par un homme.”
Parfois même avec aucune femme sur la photo ou zéro rapport au sujet mais soit.
J’ai failli faire une référence à Franck Michael, mais pas sûre que mon lectorat soit assez âgé pour ça. Les jeunes, googlez.
“Dans les organisations syndicales, le département dans lequel l'on dénombre le plus de femmes présidentes est évidemment celui consacré aux questions «Femmes - Egalité des chances» (un quart des Départements présidés par les femmes sont consacrés à ces thématiques).” Les rares femmes accédant à des postes “en vue” sont donc sommées de bosser sur ce qui les concerne. Source.
Je vous défie de trouver un article sur les femmes dans le vin qui commence autrement que “longtemps considéré comme un monde d’hommes” ou “Le monde du vin est-il un monde d'hommes?” Je le sais, j’ai moi-même péché.
Sur Instagram, un compte partageait son top 5 des publications “femmes et vin” essentielles. Sur les 4 livres et un magazine, j’en ai écrit 2, et été interviewée dans deux autres. Parce que je suis au choix: une bonne cliente, le joker féministe, victime du cycle infernal “je réponds à une interview sur le sujet donc n’importe quelle recherche sur ce sujet fait remonter mon nom et je deviens la personne ressource”.
Notons tout de même l’organigramme décisionnel de l’INAO, parité exemplaire. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un organisme qui est censé défendre les droits des personnes, mais qui s’inscrit dans une démarche de qualité et de valorisation de savoir-faire et de terroirs. Ceci dit, si des femmes arrivent à faire fonctionner ce mammouth, c’est qu’elles ont bien une place légitime partout.