Qu'est-ce qui est vraiment important pour vous ? Je veux dire qu’est-ce qui vous apporte de la joie, et vous remplit absolument ? De quoi vous nourrissez vous?
J'ai pris une sorte de break la semaine dernière. Après plus d'un an sans pause ni vacances, à un rythme effréné, presque sur un coup de tête, on a décidé de se faire un road-trip à travers les vignes du Beaujolais, de Bourgogne et du grand est. Programme calibré, GPS au taquet, on a avalé les kilomètres et les bonnes choses 1 , mais aussi les chouettes discussions avec des vigneronnes et des vignerons. Et je ne m'étais plus sentie si bien depuis longtemps. Ces quelques jours de décrochage m'ont regonflé à bloc : j’ai retrouvé ce qui est un moteur pour moi et le sens de mon métier, les gens. Parce que bien sûr, le vin, c’est du plaisir, de la technique, de la chimie, du goût, mais ce sont surtout des hommes et des femmes, qui vous accueillent et vous racontent les difficultés, les parcelles dures à travailler, les joies qu’elles procurent, le vin qui en sort, pur et gourmand, limpide et minéral. J’ai adoré ces quelques jours de décrochage, à aller voir Célia et David, Isabelle, Anaïs, Pierre, Pierre-Alexandre, David et Nicolas. Surtout, j’ai mieux compris des tas de choses: les gobelets plantés en 1×1 dans le Beaujolais 2, les parcelles à l’abandon qui bien que magnifiques ne sont qu’en “beaujolais-villages” et ne valent quasi plus rien 3, l’énergie qu’il faut déployer pour tenter de les sauver, en ayant conscience que c’est un pari presque impossible. La beauté des vignes à Vauxrenard, la vue imprenable. Les histoires de familles, d’héritage, de possession, de vignes en fermage ou de chai qui n’est pas vraiment à vous 4. Suspendue à leurs récits, j’ai perçu un tout petit bout de ces humanités qui sont derrière les étiquettes, celles qu’on ressent en buvant leurs vins, mais qui ne se dévoilent jamais crûment. J’ai ri aussi, parce que le vin fait ça, il provoque des rires en cascades ou de connivence. J’ai dit je ne sais combien de fois “c’est délicieux”, j’ai croisé le regard de mon partner-in-crime autant, sachant souvent avant lui ce qu’il allait aimer. Je me suis nourrie d’eux, d’elles et du temps qu’iels ont bien voulu me donner, dans leurs vignes dominant une campagne brumeuse, avec un cocker qui s’en donne à cœur joie, dans les chais frais au milieu des barriques et des amphores, devant les palettes de bouteilles et les comptoirs de dégustation.
Je ne vais pas en faire le détail, mais cela m’a confortée dans une idée qui me trotte dans la tête depuis un bout: “ less is more”. J’ai longtemps parcouru les salons de vins, où je goûtais des centaines de vins en quelques jours, dans la bousculade permanente, le froid ou le trop chaud, le bruit, les échanges impossibles ou presque, reprenant mon haleine les pieds en l’air sur un lit blanc d’hôtel, une vingtaine de minutes avant de plonger dans les soirées, les fêtes auxquelles il y a plus de bouteilles que d’assiettes sur la table, où les chants et les rires se prolongent tard dans la nuit ou tôt le matin. Mais je n’ai plus ce goût: je préfère, et de loin, faire mon métier en allant écouter vraiment, chez eux, chez elles, les artisan·es.
Qu’est-ce qui vous nourrit? Moi, je sais que ce sont les mots, les histoires, les gens. Qu’il s’agisse de livres, de musique, de culture au sens large, de création… Au fond, partager des recettes, c’est aussi créer ou maintenir un lien. La manière dont on va la suivre à la lettre, ou s’en éloigner. La façon qu’on aura d’y faire appel un jour de déprime, ou au contraire celui où il y aura tout à fêter. Il y a cinq ans, j’ai eu la chance de vivre un weekend formidable, centré autour de la nourriture, mais surtout de l’amitié. Qui sont vos ami·es si ce n’est les personnes qui vous nourrissent? 5
David a débarqué, bonnet sur les oreilles, frigorifié, 6, mais avec un cadeau précieux: la recette de son cassoulet. On ne refera pas l’histoire et je me fiche qu’elle soit authentique, ou non, des querelles de clocher sur la vraie origine du plat. Je sais juste que chaque fois que j’en fais, j’entends son accent, je me souviens des fous rires dans la cuisine très tard, et du plaisir pris ensemble, à table, avec le vin qui va bien et les ami·es autour.
Pour faire un bon cassoulet, je vous renvoie à sa recette: je l’adapte à peine (mon bouillon comporte un peu de céleri, mais surtout pas de chocolat7). C’est le genre de recettes que j’aime, car elle n’est pas du tout compliquée - le seul facteur à prendre en compte, c’est le temps - elle fait appel à des ingrédients assez simples, et tout son goût réside dans une cuisson lente, précautionneuse, amoureuse.
J’apprends les vertus de la patience: non sans mal, parce que mon caractère me pousse à l’instantanéité, j’ai cette chance de pouvoir travailler vite et pas trop mal. Mais pour certaines recettes, il faut savoir se tempérer. Avec mes éditeur·ices, nous avons pris la décision cette semaine de repousser un peu la sortie de mon prochain livre,8 pour me laisser mieux le temps d’explorer le sujet. Je savais que je m’attaquais à un gros morceau, je n’avais pas mesuré à quel point jusqu’à y être plongée jusqu’au cou. Et ma première réaction a été d’abord de refuser ce délai accordé, de vouloir à tout prix tenir la limite première. Mais si je veux être parfaitement honnête, je n’ai pas fini de me nourrir de mon sujet, de l’infuser et si je livre maintenant ma réflexion, elle ne sera pas aboutie et manquera de sel: un comble pour un livre sur le goût.
Et j’ai repensé à cette histoire de cassoulet, à l’amitié, à la sensation de vivre des vraies choses, pures et sincères: je ne veux rien écrire d’autre, alors, je prendrai le temps.
Le temps qu’il faut pour me nourrir mieux, plus profondément. Et restituer quelque chose dont je serai satisfaite et qui je l’espère, saura vous sustenter, à votre tour.
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Un type de taille particulière, qui donne aux ceps l’apparence de gobelets. Assez près du sol, la vigne n’est pas très aisée à travailler, d’un strict point de vue ergonomique. Il y aurait beaucoup à dire très certainement sur la façon dont l’homme a adapté la “nature” dans certains métiers. Ce qui est frappant ici, c’est que ça implique de se courber ou d’être accroupi la plupart du temps, des positions qui usent prématurément. Le discours des femmes vis-à-vis de leur outil de travail, qu’il s’agisse du chai, des caves ou des vignes sont souvent plus conscient de l’ergonomie, de la décharge de pénibilité, et du remplacement de la force brute par des méthodes plus douces et à la longue moins fatigantes.
Parce que sur des coteaux très pentus, non mécanisables, et qui impliquent un travail qu’il sera presque impossible de valoriser en bouteilles. Qui achèterait des beaujolais-villages au prix d’une côte-rôtie?
Un problème assez fréquent dans les régions où les chais sont rares, comme l’immobilier explose et où des familles investissent complètement un lieu sans le posséder, replantent des parcelles qu’iels ne font que “louer” et qui, le jour de l’héritage venu pourraient bien se retrouver dans la mouise.
Je fais deux cadeaux aux gens que j’aime beaucoup: des livres et de la bouffe. Pour moi, ce sont des piliers, des déclarations d’amour ou d’amitié, de l’ordre de l’intime et de l’universel.
Faire venir un Toulousain en Belgique par moins quatorze, c’était une riche idée.
Petite private joke
Si tout va bien, ce sera plutôt janvier 2024 donc. J’ai très hâte, mais il y a encore tant à faire, écrire, interviewer et consulter… patience donc.