Vinégalités
Je suis jalouse du fabuleux Faiminisme de Nora fallait bien que j'aie moi aussi mon mot-valise féministe.
Je ne me souviens pas précisément du premier jour où je me suis affirmée féministe. Je crois qu’il a surtout été question d’un long processus: je n’avais pas le luxe de m’interroger sur les inégalités au début de ma vie professionnelle, tant en termes de temps que de disponibilité mentale. Je n’avais pas non plus le luxe de ruer dans les brancards, de pouvoir dire non, de ne suivre que ce que j’estime juste ou tout simplement bon pour moi. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question de courage, d’être féministe: il s’agit avant tout d’en avoir les moyens. C’est injuste à plusieurs niveaux: plus on est opprimé·es, plus il est difficile de lutter contre ces oppressions. C’est pour ça que je considère important de l’ouvrir quand il faut, de remuer le couteau dans la plaie et de ruer dans les brancards, maintenant que je le peux. C’est devenu un pan important de ma vie, si ce n’est le plus important: il régit pas mal de mes interactions aux autres, il me fait faire des choix autant personnels que professionnels. Ce n’est pas confortable, car être féministe et vouloir être le plus droite dans ses bottes possible oblige à avoir un recul sur soi-même, sur ses propres compromissions, sur ce qu’on est prêt·es ou non à accepter.
Je me souviens parfaitement en revanche de mon premier verre de vin: enfin, pas exactement le premier que j’aie goûté, mais celui qui m’a procuré une émotion si grande que j’ai décidé instantanément d’en faire un métier. J’ai tout de suite adoré découvrir ce monde de textures, de saveurs, d’odeurs, mais aussi d’histoires et de culture. Je me suis passionnée pour la chimie et la géographie, matières que je détestais à l’école, et plus que tout j’ai adoré entendre se raconter les vins au travers de leurs vignerons ou vigneronnes. Quand j’ai commencé à écrire sur le vin, je ne faisais quasi que ça, d’ailleurs: je racontais des histoires. Et plus je mettais en mots le vin, plus je trouvais qu’il manquait toujours quelque chose. Un truc d’un ordre à la fois intime et politique. À force d’entendre ou de constater des situations injustes, qu’il s’agisse de sexisme ordinaire, de petites phrases dites sans y penser, d’invisibilisation dans les médias, de problèmes structurels d’emploi, de salaires, d’obtention de prêt, de congés de maternité impossible à prendre pour des vigneronnes ou de violences sexistes et sexuelles, il m’a semblé ne plus pouvoir dissocier le vin et la lutte anti-sexiste1. Cela ne veut pas dire que l’une a pris le pas sur l’autre: c’est juste que quand on se met à porter les lunettes féministes, il est difficile de ne plus analyser les situations du quotidien sous le prisme du genre. Et il se trouve que mon quotidien, c’est le vin.
La semaine dernière, il s’est passé une chose très importante pour moi - et j’ose croire pour d’autres femmes - quelqu’un qui m’a insulté en ligne s’est vu condamner. C’est important parce que ça envoie un message fort, et public, aux autres hommes qui insultent des femmes sur internet ou ailleurs. L’impunité n’a plus toujours le dernier mot. Si ça a été largement couvert par des médias généralistes 2 la presse du vin, ou plus largement celle de la gastronomie n’en a pas fait écho. À ce jour, même pas un entrefilet, un tweet, un vague post. Rien. Et c’est très significatif.
Ce sont des sujets - le sexisme, le racisme, la grossophobie - qui ne sont pas vus comme intrinsèques au monde du vin, et pour lesquels il ne faut pas gaspiller de temps. Parler d’économie dans le vin, c’est normal. Parler des conditions de travail, de santé physique ou psychologique, de harcèlement ou de problématiques liées au genre ou soyons audacieux·ses à la race 3c’est trop politiser le vin. Tout juste a-t-on droit, de temps à autre, à un article traitant de “l’irrésistible ascension des femmes”. 4. Je prends celui-ci comme exemple, mais en réalité, peu ou prou ils suivent tous un même modèle: donner la parole à quelques femmes “bien visibles” et qui ont réussi, qui joueront les contre-exemples pour nier le sexisme systémique, faire valider le discours par des hommes qui n’ont aucune compétence particulière ou des travaux dont ils peuvent se prévaloir sur les questions de genre, affirmer que "les choses changent" sans préciser comment, et ainsi donner un bel os à ronger aux féministes ou à celles qui osent affirmer que non, tout ne va pas si bien au royaume du vin.
Parfois, on laisse un peu plus de champ libre aux femmes pour s’exprimer, mais en choisissant avec soin leur profil ; celles qui pratiquent le “bon” féminisme, le gentil, celui qui n’égratigne pas les hommes et dont les revendications ne sont que cosmétiques. Là où il faudrait mettre tout à plat, combattre les clichés et les automatismes qui renvoient systématiquement la vigneronne à “femme du vigneron”, révolutionner les institutions, briser le plafond de verre, instaurer une parité réelle, lutter contre la précarisation du travail féminin, et contre les violences sexistes et sexuelles de manière exemplaire et intransigeante, on fait taire, on décrédibilise, on minimise. On pratique le marketing rose: on coach des directeurs pour qu’ils soient “plus ouverts au débat sur la parité” tout en prenant bien soin de prétendre que “toutes les femmes de l’entreprise en sont ravies”5. Comment pourrait-il en être autrement ? Petit monde, beaucoup trop d’imbrications professionnelles, beaucoup trop de conséquences probables pour les femmes qui osent s’insurger.
Depuis la semaine dernière, j’ai reçu de la part d’inconnus d’autres messages d’insultes, je me suis vue qualifier de nazie, de ouin-ouin victimaire, de bobo gauchiste woke, de revancharde ( je bénis l’application Bodyguard qui me préserve un peu même si ce n’est pas 100% efficace), j’ai vu passer un post de “soutien” envers le blogueur condamné “injustement” de la part d’un ancien rédacteur en chef, et mon “cas” est discuté ardemment sur un forum vin francophone.6 Et c’est d’ailleurs l’un des reproches qui m’est adressé: utiliser le vin comme prétexte à diffuser une cause idéologique 7.
Alors, je pourrais dire que je suis habituée: depuis que j’ai commencé à publier sur le vin sur les réseaux sociaux, avant même mon coming out féministe (sic), je n’avais pas la bonne attitude, pas les bons mots, pas les codes, j’étais vulgaire, une camionneuse, 8 j’employais des métaphores que je n’aurais pas dû. Systématiquement on m’a accolé des épithètes qui ne reflétaient pas, ou que de façon très partielle mon travail. Le qualificatif “grivois” qu’un journaliste a un jour utilisé à mon sujet me suit encore, jusque sur ma page wikipédia. J’ai continué en dépit de tout, sans dévier de ma seule ligne éditoriale: sincérité, pédagogie, humour.
Parallèlement, j’ai commencé à écrire dans la presse, des articles sérieux, des dossiers 9 sur les changements climatiques, sur des régions françaises, sur les vins belges, des portraits, des comptes rendus de dégustation, … Un paquet de trucs. J’ai publié 5 livres, dont le dernier en date, un essai très documenté. 10 Il a eu un joli succès, eu droit à quelques très belles recensions presse, occasionné des interviews nombreuses, en plusieurs langues, dont une double page dans le magazine de l’association internationale de la sommelerie. On pourrait se dire qu’étant par ailleurs caviste depuis plus de 13 ans, dans le pinard depuis plus de 20, ancienne sommelière 11, le sujet de mes compétences ou de mon amour du vin n’en soit plus un. Hélas.
J’ai publié ma première photo de vin depuis longtemps sur les réseaux sociaux, il y a quelques jours, en annonçant une drôle de chose, la volonté de mettre l’alcool en retrait quelques semaines. Cela me semble un message important et j’ai donc expliqué en quoi et pourquoi je le faisais. Et ça n’a pas manqué: un homme m’a bloqué en me notifiant qu’il comprenait “bien des choses à mon sujet” pour lui avoir fait remarquer, avec correction, que ce qu’il affirmait était faux. Nous avons littéralement eu ce seul échange, en tout et pour tout.12 Parler de vin - mais pas uniquement du vin - en le replaçant dans un contexte (puisqu’on vit en société) politique, social, de santé attire toujours ce style de commentaires/ réactions. Et c’est usant.
La solution est compliquée à trouver: passer tous mes réseaux en privé, et ainsi pouvoir faire du tri dans mon audience? Sur internet rien n’est jamais tout à faire secret, et il suffit d’une capture d’écran qui circule un peu pour qu’on soit de nouveau la cible des personnes qu’on souhaite éviter. Alors on se prend des tombereaux de merde, par des gens qui, au mieux sont moins compétents ou pertinents que vous sur le sujet, prennent le temps de vous expliquer ce que vous savez déjà ou vous donnent des conseils absolument jamais sollicités, voire pire viennent chier sur votre tapis puis affirment que c’est vous qui sentez mauvais. 13 Je pourrais ne publier que du strict contenu “professionnel”, c’est-à-dire des photos de bouteilles avec un commentaire, sans émettre aucun avis / remarque autre que positive? 14Boring et inintéressant.
Je refuse de devoir choisir entre ce qui constitue mon métier et une passion, le vin et ce qui me définit moi, mes convictions. En revanche, je peux choisir de ne plus répondre ou débattre avec des hommes. Puisqu’ils n’écoutent de toute façon pas, n’ont sur le sujet pour toute expertise que leur seule expérience personnelle, leurs opinions au doigt mouillé, qu’ils refusent opiniatrement de lire des travaux féministes. Puisque dans mon cas ils ne font même pas l’effort de lire un argumentaire étayé de 100 pages15 ou des interviews fouillées et préfèrent se baser, pour se faire une opinion de ma personne plus que de mes idées, sur un passage radio dans une émission d’humour, où j’ai fait ce qu’on attendait de moi, être drôle et légère. On peut me l'accorder, ce n’était vraiment pas l’occasion de dépaquetter mon énorme bagage intellectuel. Navrée pour ceux qui n’ont pas le minimum d’intégrité voire d’honnêteté pour vraiment approfondir le sujet, de lire mon ou mes livres, plutôt que de se livrer à un concours d’invectives absconses et ridicules.
In fine, ça en dit plus long sur eux que sur moi.
Bien vite rejointes en tant qu’alliée par la lutte contre racisme, validisme, LGBTQIAphobie… parce que tout est lié.
On pourrait d’ailleurs disséquer comment l’info n’est pas neutre, et comment par le choix de certains mots, certains journaux ont fait des choix éditoriaux sexistes, mais est-on vraiment là pour ça? Non, me qualifier de blogueuse - alors que je ne tiens plus de blog depuis plusieurs années et que j’ai un métier voire plusieurs liés au vin - n’est pas innocent.
Je n’ose imaginer le jour où le sujet du racisme arrivera dans les médias français du vin, clairement personne n’est prêt.
On peut relever le fait que l’article :
Parle de salaires + importants dans UNE profession et donc d'égalité acquise pour toutes, tout en citant des chiffres de la Mutualité agricole alertant sur les conditions d'emploi majoritairement précaires des femmes.
Donne les beaux chiffres de présence des F dans les filières scolaires, sans évoquer les freins systémiques à la carrière ensuite.
Affirme : "Le fait d’être une femme ne représente pas un frein limitant ou discriminant sur l’espérance de carrière, « en tout cas pas pour l’échantillonnage analysé », " (c’est un prof de biologie qui le dit)
S'émerveille de "l’aplomb de jeunes femmes ingénieurs agro « capables d’expliquer à des équipes de tailleurs comment il faut procéder pour tailler la vigne en respectant le flux de sève. Nous les formons pour cela. »
Précise aussi que "la question du sexe ne se pose jamais" pour les recruteurs (peut-être parce que c'est illégal de préférer un genre à un autre dans une offre d'emploi, ALLEZ SAVOIR).
Je ne donne pas le lien du CP d’entreprise, exclusivement genré au masculin dont proviennent ces citations, mais je vous promets que c’est exactement ce qu’on y lit.
Un intervenant y pointe la quasi absence de femmes, un autre balaie d’un revers de la main une possible raison due au genre. Hum.
Castratrice, déconstructrice, émasculatoire, Dont acte. Le petit moment “grâce” vs “grasse”, c’est cadeau.
À tel point qu’à une époque un journaliste vin m’a consacré pas moins de trois articles de blog pour dénoncer l’injustice qui était de me donner un prix pour feu mon blog, qu’il n’avait même pas lu puis de se plaindre de ne pas faire assez de vues lui un vrai journaliste TM.
Dans la presse FR, j’écris dans le Elle depuis le 15 mai 2015 et j’y ai eu 84 papiers publiés. Dans le Elle à table, j’ai écrit plusieurs papiers / dossiers dans chaque numéro depuis mai 2018. Sans compter les autres médias / mags, français ou belges.
le Manifeste pour un vin inclusif, chez Nouriturfu
Et même meilleure sommelière de Belgique junior, hé ouais
L’expérience personnelle n’invalide pas les résultats de la science.
L’audace. Caroline de Haas publiait dernièrement une photo d’un de ses livres, à elle renvoyé et dument annoté (négativement) par un type qui visiblement avait beaucoup de temps à perdre. Croient-ils qu’on a que ça à faire, et à ce point envie de connaitre leur avis?
Même sur le compte “corporate” que j’anime, je pratique l’écriture inclusive et l’humour. La neutralité ne passera décidemment pas par moi. J’aime à penser que c’est aussi une manière de signaler aux client·es qu’il y règne un certain état d’esprit, bienveillant pour des tas de personnes.
Que j’ai fait l’effort de rendre court et facile à comprendre, même pour eux, pourtant.