J’ai souvent une discussion avec mes consœurs de la gastronomie et de la bière. Cette conversation a pour objet « frustration ». Je n’en livrerai pas les menus détails, propres à chacune de nos corporations, mais au fond, nous nous retrouvons toutes sur un point essentiel : en tant que journaliste « Food, beer and wine » il est très difficile pour nous d’envisager d’écrire des articles politiques, voire politisés, en français.
- « Très intéressant, mais c’est peut-être un angle trop clivant »
- « On adorerait parler de ce sujet, mais ce n’est pas la priorité pour l’instant »
- « L’actu est plombante, si les gens lisent des pages vin, c’est pour se distraire ».
Alors voilà, entre nous, on souffle, on soupire, on déplore parfois, on se prend à imaginer ce que cela serait de pouvoir enquêter, mener un vrai boulot de fond, expliquer en somme aux gens qui nous lisent ce qu’est vraiment le vin et au prix de quoi (voire au mépris de qui) il est parfois mis sur le marché.
Qui peut aujourd’hui parler sérieusement de terroirs en ignorant la chose politique qui les a vu naitre — une crise économique et un besoin de créer de la valeur —, ce que cela a donné en termes de domination culturelle, financière et ce que cela implique dans un mode ultra-capitaliste ? Si vous l’ignoriez, la France début 20ᵉ vit avec une crise sans précédent : fraude et surproduction font la loi, la crise économique des années trente finit de parachever le besoin de structurer le vignoble, de lutter contre la triche, et aussi d’une certaine manière à la fois de rendre un certain pouvoir économique aux propriétaires de vignes (jusque-là, c’est le négoce qui s’en mettait plein les poches) tout en luttant contre l’import de vins « venus d’ailleurs ». Tout est donc politique, rien n’est neutre.
L'Histoire est constituée de petites histoires qui bout à bout ont fait de certains vins les plus grands du monde, mais l’ont-ils été pour des strictes raisons de goût, ou plutôt pour des raisons beaucoup plus triviales ? Si l’on a concentré la production de vins de terroirs – chers et rares – à certains endroits plutôt qu’à d’autres, est-ce vraiment parce qu’il s’agit d’un coin « béni des dieux » ou bien est-ce la conjonction de tractations liées au pouvoir, économique et sociale ? Si la France — et plus largement des pays de la Grande Europe — dominent, n'est-ce pas notamment une forme de vieille domination colonialiste qui s'exprime ?
Et aujourd’hui qui peut prétendre parler d'un vin absolument génial sans dénoncer le contexte qui le voit naître, l'exploitation ou la maltraitance dans les vignes, l'usage de produits phytosanitaires non dénués d'impact sur la santé des travailleur.euses, les propos ou les actes pour le moins problématiques de son vigneron ?
À quoi sert la course aux licornes, ces vins ultraconfidentiels, réservés à quelques happy fews dont il est de bon ton d'afficher une photo sur Instagram, à défaut de pouvoir y goûter, suprême vanité moderne?
Dernièrement, le Monde a réalisé un excellent dossier sur le fléau de l’alcool et le lien avec les violences domestiques, spécifiquement. Ma consœur Nora Bouazzouni a publié ceci sur Bsky et son instagram : « donc, @lemonde.fr publie un très bon article sur la catastrophe sociale et sanitaire que représente l'alcool en France, et dans son dernier magazine, M, pas moins de 18 pages (pubs ET articles !) sur 92 sont consacrées à l'alcool 🙃 ».
Est-ce une forme d’hypocrisie ? Le vin a toujours eu droit à un traitement spécifique, l’isolant du reste des autres alcools et des drogues. Or parler des problèmes que pose la surconsommation d’alcool, y compris dans les milieux du vin, professionnels ou non, et du continuum des violences qui va avec, serait pourtant nécessaire. On les connait celles et ceux pour qui lever le coude est un peu trop rapide, un peu trop fréquent.
Néanmoins, dès que vous amenez ces sujets clivants et le mot politique sur le tapis, c’est à peu près comme si vous aviez fait de la sangria avec du Château Pétrus : un fait d’hérétiques. Vous êtes mis·e au ban, regardé·e comme un objet curieux, un ou une étrange révolutionnaire, qui veut introduire dans le vin le pire de la société wokeislamogauchiste bien-pensante.
Rien de ce que produit la société, en termes de biens matériels ou non, culturels ou de consommation, voire de subsistance, n’est apolitique. Le plus petit vin, l'appellation la plus modeste n'est pas exempte de faits politiques qui la structurent et la modèlent. Les rapports de classe, de domination s'exercent comme partout ailleurs. Les discriminations y font aussi leurs dégâts. Le fait même de présenter un pur résultat de la paysannerie comme le vin comme un produit élitiste, comme un objet d'art et de convoitise est politique. Songez à ce qu'il fut pendant des siècles : objet économique bien sûr, et de libations, social, religieux, culturel, mais aussi boisson-aliment. Pourtant aujourd’hui, l'art de la critique vin semble être de laisser à penser que le monde du vin est neutre, que sa dégustation est objective, qu’elle se doit d’être toujours positive et qu'elle n'a besoin d'aucun autre contexte que les données techniques inhérentes à sa fabrication pour le comprendre.
En tant que wine writer, si on a la chance de pouvoir exercer sa plume dans un magazine ou la presse, il ne faut pas qu'elle soit trop acide ou piquante. Elle doit se contenter de rester à la surface des choses, cosmétique. À peine a-t-on le droit d'évoquer certains aspects liés à l'économie du vin, de façon très clinique. On pourra parler de croissance, de marchés qui progressent ou s'effondrent, de la conjoncture, mais jamais en allant creuser plus loin. Le vin — et les sujets connexes — doit rester une distraction, une détente dans l’actu angoissante et anxiogène. Peu, très peu de place est réservée aux sujets de fonds, et qui ne se contentent pas de gratter en surface, mais explorent les mécaniques complexes, sociales, sociologiques, culturelles, philosophiques et politiques du vin.
Pourtant, la presse anglophone s’y attelle très bien, et on trouve pas mal d’articles sur des sujets qui “ne passeraient pas” en France. Racisme, sexisme, homophobie, culte de la personnalité, bulles spéculatives, tout ce que j’ai lu de plus intéressant et fouillé ces dernières années est pratiquement exclusivement en anglais.
Je ruminais pas mal, à propos de tout ça, et puis soudain, l’illumination: tu n’avais pas une newsletter, toi ? Certes, quasi moribonde, puisque je n’ai plus rien publié depuis plus d’un an. Mais j’ose espérer que certain·es d’entre vous sont resté·es. Donc voilà mon idée : utiliser cet espace, ponctuellement, pour écrire les articles que je rêverai de lire en français. Je ne sais pas quelle en sera la fréquence, mais l’écrire c’est déjà s’impliquer un peu. Et puisque je suis pour la démocratie (hem), je vous propose d’en faire un truc participatif : si vous avez des idées de sujets, ou des questions, soumettez-les-moi, ici, en commentaires, ou si vous êtes timides, par mail.
On se dit à bientôt?
Bonjour Sandrine et merci pour ce rappel de ce qu'est vraiment le Vin et de ce qu'il représente aujourd'hui dans l'histoire et la construction de notre monde ... Vous pourriez aborder l'histoire du vin par l'angle de la colonisation de l'Amérique par les grands découvreurs européens toujours accompagnés de moines évangélisateurs qui ont planté la vigne pour avoir le sang du Christ ... mais il y a tellement d'autres possibilités que c'est assez infini ...
Je serais très heureuse de lire ces articles. Que la newsletter reparte sur cet angle-là me paraît une excellente idée !