Je n’ai jamais été “une fille à la mode”. J’aurais bien aimé, à une époque, car ça semblait plus facile d’être dans le coup, d’avoir les fringues qu’il fallait, d’écouter les bonnes musiques et de savoir faire des bulles de chewing-gum bublicious rose avant de les éclater d’un air supérieur et sans s’en coller partout sur le menton. Sauf que ma mère n’achetait jamais de bublicious mais des chiclets1, que mon beau-père nous passait à longueur de journée Brassens et Reggiani, Gainsbourg les grands jours et que du côté maternel c’est Queen, Meat Loaf et Michael Jackson qui beuglaient dans mes oreilles.2 Niveau fringues, on ne peut pas dire que c’était mieux: je faisais avec ce que j’avais pour rentrer dans les codes de l’époque. Exit les Chevignon et les tshirt Waïkiki, trop chers. Bonjour les crop tops faits maison, les épaulettes, les jeans délavés taille haute3, et les smileys un peu partout.
Fille des 80’s, baby ! Je n’ai plus aucune photo de cette époque, mais je me souviens très bien de quelques unes de mes fringues préférées: ce top large, à grosse bandes orange fluo. Mes fuseaux, sorte de leggings qui comportaient un élastique à passer en dessous du pied. Mon t-shirt smiley, avec un énorme bonhomme souriant au milieu. Même sans rien y connaitre, même en étant en perpétuel décalage, j’avais pigé que ce smiley, qu’on voyait partout, c’était le truc à avoir pour avoir l’air fun et dégagé, tout ce que je n’étais pas. J’étais l’intello, la timide, la fille à part. Dire que j’en ai souffert énormément serait exagéré, j’avais bien d’autres chats à fouetter à la maison : disons que c’était les années citron.
Depuis je me suis intéressée à l’histoire de ce bonhomme: c’est bien plus vieux que je ne pensais. Ce smiley est créé dans les années 60 pour une compagnie d'assurance pour remonter le moral des employé·es. En 1970, les frères Spain, à Philadelphie, modifient son design pour l'apposer sur des badges et l'accompagner de la phrase « Have A Nice Day ». Ça marche du tonnerre, ils en vendent des millions. Le monde de la musique s’en empare, les Talking Heads ornent la pochette de leur single “Psycho Killer”4 (1977) d’un smiley un peu déformé. Ce ne seront pas d’ailleurs les seuls musiciens à le faire: connaissez vous le point commun entre eux, Boy George et Nirvana?
Dans les années 80’s, c’est le mouvement acid house4 qui en fait un symbole et avec la récupération de ce mouvement par le grand public, le smiley s'est soudain mis à faire du merch’: T-shirts, lacets, sifflets, il est partout! Le problème est qu’il est associé à une nouvelle drogue, l’ecstasy, et aux raves parties, au point de devenir sulfureux, voire interdit. 5 Pas bien l’acid !
A l’instar du smiley, les 80’s c’était une drôle d’époque, à la fois joyeuse et horrible: les sapes de toutes les couleurs, le fluo, la coupe mulet ou les brushings gonflés, les gros bijoux clinquants, le monde était un kaléidoscope vertigineux. Et en même temps, on nous gavait à la peur et au danger: les enlèvements d’enfants, le SIDA, les trous dans la couche d’ozone, les ultra violets, la drogue, et téléchat6… Pour des gosses de nature un peu anxieuse (spoiler: moi) c’était le choc permanent entre l’injonction à la fête et à la légèreté et le fait que le monde était plein de dangers, amplifiés de légendes urbaines et d'actualités angoissantes : on pouvait mourir en faisant l’amour, mourir en se faisant enlever dans la rue, subir les marées noires, l’explosion d’une centrale nucléaire, mourir dans un stade de foot, mourir en se faisant droguer à notre insu dans des raves. A neuf ans, c’était effrayant.
Les années citron. Acides, mordantes, qui te laissent un peu de chair à vif, des cicatrices blanches comme les zistes. Mais “on sent qu’on vit” comme dit l’expression populaire.
En cuisine, je sais que beaucoup de personne se méfient de l’acidité: pas moi, jamais! Bien au contraire, je la recherche. Elle est souvent la condition de l’équilibre, le twist secret qui permet de passer d’une salade de tomates bêtement bonne à une salade géniale, juste en râpant à la micro plane quelques zestes de citron vert, puis en pressant le jus dudit citron sur les fruits. Mettez un peu de câpres7 dans une salade de thon, elle prend du relief. Et que serait une raclette sans cornichons et oignons au vinaigre ?8 Hé oui, quelques gouttes d’acide, ça change tout.
La semaine dernière, parlant du sucre, je l’ai presque automatiquement lié à l’acide: plus encore que le sucré salé, je crois que j’aime cette paire faite de tendresse et de punch. Les rares bonbons qui ont ma faveur sont les chiques qui piquent (ah les double dip achetés à la cafet’ de la piscine). J’ai écouté il y a quelques semaines un épisode sur l’assaisonnement dans l’excellent podcast Bouffons: les mots de la cheffe Lili Gadola me parlent beaucoup. Un indispensable de mon frigo est le citron bio et non traité pour pouvoir en utiliser le zeste autant que le jus. De façon générale, j’aime les agrumes : l’orange bien que sucrée peut avoir la pointe d’acidité pour pimper des carottes, le pamplemousse en quartier réveille le chaud et le froid, sans oublier les plus particuliers combava, main de bouddha, cédrat, yuzu… J’ai adopté le ponzu, une sauce faite de sauce soja et d’agrumes, parfaite pour mariner des poissons ou des légumes. 9 J’aime aussi beaucoup les vinaigres de vin, de cidre, de fruits, de xérès, j’ai même envie d’essayer d’en faire un à base de bière. 10
En parlant de bières: je suis une fondue des gueuzes et lambics, je me damnerai pour une sour. D’ailleurs je viens de brasser une berliner weisse (pour les novices: une bière acidifiée aux lactobacilles, qui a un petit goût surêt11). J’aime l’acide juste ce qu’il faut, pas plus: les sours pour beergeeks, jamais. Les bières tellement raides que t’as l’impression de sentir tes gencives pousser de dix centimètres, sans moi. Il y aurait d’ailleurs un bouquin à écrire sur le rapport entre les milieux très masculinisés et la compétition : qu’il y ait à ce point une course aux double, triple NEIPA ou aux bières les plus foutraques dans leur style possible - je pense aux pastries12 si épaisses qu’elles sont impossible à boire ou aux stouts tellement fumées qu’on croirait sortir d’un incendie - n’est pas à décorréler d’une certaine masculinité toxique. 13
Mais revenons à l’acide: tape “acidité cuisine” sur google, les premières occurrences sont: “Comment casser l'acidité en cuisine ? Comment enlever l'acidité de la soupe ?” entre autres. Et pourtant, l’acidité n’est pas qu’à combattre, elle est même une redoutable alliée en cuisine. Elle condimente, attendrit, permet de conserver…
Certaines plantes sont naturellement acides: là de suite on pense aux agrumes ou aux tomates mais l’oseille, la rhubarbe, les épinards, les feuilles de betteraves contiennent de l’acide oxalique.14
Le vinaigre (acide acétique) permet de relever, assaisonner à peu près n’importe quoi. Dans le vin, on l’évite, c’est évident. On a un poil plus de tolérance avec l’acidité volatile 15 (la volat’ ou la vol’ pour les intimes).
L’acide permet de réaliser des pickles, soit en utilisant la technique de la saumure (la lactofermentation et son copain l'acide lactique) soit de l’immersion dans un bouillon vinaigré. Les pickles permettent de conserver fruits et légumes très longtemps en leur donnant un petit caractère aigrelet. Bonus: les lactobacilles qui interviennent dans la lactofermentation sont des exhausteurs de goût!
Faisons donc un petit paragraphe “la lacto pour les nul·les” parce que une fois que vous allez commencer, je vous promets que ce sera presque aussi addictif qu’une série de zombies. Prenez des légumes, taillez les mais ne les lavez pas trop et surtout ne les pelez pas (les magiques bactéries se trouvent sur leur peau). Ajoutez du sel et laissez les dégorger. Une fois l’eau rendue, 16 on fout ça en pots, en limitant l’oxygène et on laisse fermenter. On peut aussi dans certains cas réaliser une saumure et laisser la magie faire. 17Après y a un peu de maths à faire, pour calculer le bon grammage de sel, par exemple, mais c’est franchement niveau mec médiocre donc ça devrait aller. Pour aller plus loin dans le détail, c’est là.
En parlant de pickles, je viens de faire quatre kilos de cornichons à l’aigre-douce. Je les ai mis à trempouiller au sel 12 h, puis ébouillantés avec un mélange vin blanc, vinaigre, sirop. J’ai aussi fait des poivrons à l’ail, avec une saumure mise à froid. Un peu de patience et ce sera prêt…
Chaque pays ses habitudes et pratiques. La technique ancienne de l’adobo (ou adobar) permet d’aromatiser, ainsi que de conserver : cela consiste à plonger des aliments crus dans un mélange de paprika,18 d'origan, de sel, d'ail et de vinaigre. Utilisée pour la viande, cette pratique ibérique a essaimé en Amérique latine.
En Belgique on connait bien l’escabèche, ou escavèche: vous vous rappelez de l’épisode “le monde entier nous est passés dessus (et on en redemande)”? Et bien là encore: ce truc pur jus belge vient en fait de l’influence des cuisines espagnoles et si on remonte encore un peu plus loin, du monde arabe. Le catalan escabetx est issu du persan سکباج, sikbâj, « ragoût au vinaigre », via l’arabe. Le sikbâj était un ragoût à base de viande, de vinaigre et d'autres ingrédients. Au fil du temps on a adapté avec des produits de nos régions, anguilles ou truite et le tour est joué.19
Et évidemment on peut aussi “cuire”20 à l’acide, ou préparer à la cuisson avec une marinade acide: taillez du poisson en gros cubes, arrosez de jus de citron. Après un peu de temps, la structure devient plus dense et donc ferme au mordant. 21 On peut aussi appliquer ça à la viande: le vin, les tomates en conserve ou le babeurre brisent les fibres de collagène. 22D’où l’habitude de faire mariner les gibiers, des viandes plus dures, plus fortes, ou les morceaux les moins nobles pour les attendrir et les rendre moelleux à la cuisson.
Lundi, j’ai goûté - une première - à la cuisine géorgienne. Et depuis je pense à cette assiette de betterave, qui représente vraiment tout ce que j’aime.
Déjà de la betterave mais si on ne s’arrête pas là: du rôti, du confit, du vinaigré, de l’acidité, du doux, du chaud et du froid. Jouer l’équilibre en cuisine, tempérer. C’était une assiette nourrissante et réfléchie : j’aime qu’on me nourrisse avec intelligence.
Sur ce, if life give you lemons, kiffez votre chance et faites de la citronnade. Ou bien des gin tonic, c’est bien ça les gin tonic.
On se quitte avec un morceau pas 100% acid, mais presque.
Longtemps, j’ai cru d’ailleurs que le mot français pour chewing-gum était chiclet, voire chiclette. En fait, c’est bien un nom de marque, utilisé comme générique surtout dans la province de Liège, on ne sait pas bien pourquoi.
Que j’avais décollées par ailleurs, ce qui d’emblée ne te place pas dans la course pour être populaire.
Et aussi ce truc dérivé des hippies, de ficeler un t-shirt avec de la ficelle puis de le délaver à la javel, ou bien de le teinter. J’ai beaucoup plus pratiqué la première technique, parce que les teintures en magasin c’était cher, et donc j’étais très fière de porter des machins moches et qui empestaient encore après plusieurs lessives. Et on se demande pourquoi je n’avais pas d’ami·es.
Un genre de musique électronique dérivé de la house, ayant émergé aux alentours des années 1980 à Chicago, aux États-Unis. Il se caractérise par une basse analogique créée par un synthétiseur séquenceur Roland TB-303. Il a créé une vraie culture “acid”.
En octobre 1988 raconte Sean Bidder dans Pump Up The Volume, « Top of the Pops faisait passer un moratoire sur les disques contenant le mot 'acid', tandis que TopShop retirait de la vente tous ses T-shirts smiley. »
Pardon mais a-t-on vu un truc plus cringe que téléchat? Même Ken le Survivant faisait moins peur bordel #legluondutrou
J’ai cru longtemps ne pas aimer les câpres alors que je n’avais juste pas rencontré les bons: les caprons.
La Suisse est décidément un pays plein de surprises. Ma Fufu qui vient de signer un papier que je vous engage à lire m’a glissé la recette des courgettes au curry, vinaigrées, accompagnant la raclette: bien envie d’essayer en diminuant le sucre de la recette tradi et en mettant un curry de qualité, peut-être un curry japonais … ah et oui, c’est un pickles.
Le ponzu est une sauce de la cuisine japonaise à base de jus d'agrumes acides japonais sudachi, yuzu, kabosu, et de sauce soja. Les recettes traditionnelles comportent moins de sucre et des algues, les recettes toutes prêtes sont un peu plus sucrées.
Je ne compte pas le balsamique dans la liste, car lui est largement passé de l’autre côté. Le vrai balsamique, longuement maturé n’est plus seulement acide: il gagne en volume et rondeur. Son prix aussi mais l’investissement vaut le coup. Quelques gouttes sur une glace vanille: tuerie absolue. Le problème est qu’on trouve surtout de pâles copies du balsamique, immondement sucrées, voire des “crèmes de balsamique”, une horreur (le pal pour les chef·fes qui l’ont utilisé sans vergogne en déco d’assiette). Astuce, pour acheter du vrai: il n’est vendu que dans des flacons spéciaux de 100 ml, est vieilli minimum 12 ans, et 25 ans pour les extra vieux (extra-vecchio), et comporte un sceau d’agrément.
“Suret”: un mot que mon papy affectionnait particulièrement. “Rastrins gueuye, elle est un peu surette celle-là” disait il en me tendant une pomme reinette qu’il venait de peler pour moi. Pommes qu’on avait été marauder dans les champs, juste avant. Il n’aurait jamais lui acheté des pommes “du commerce” , mais c’est ma grand-mère qui faisait les courses.
Des bières “pâtissières” donc. Mon désarroi à découvrir que des gens font des bières “tarte citron” (pas la pire) ou “forêt noire”.
Dernier exemple en date: un groupe de footeux, à la piscine le dimanche. Insupportables, ils dépassaient les couloirs, gueulaient des chansons à boire et s’ébrouaient dans l’eau comme des labradors privés de sortie depuis trop longtemps. Le contraste entre la meute de mecs et les autres nageur·euses était d’autant plus frappant que le peuple de l’eau est en général muet, avec des règles tacites. L’un des footeux a pris mon pied, violemment décoché dans les parties molles alors que je nageais la brasse et je n’ai aucun regret.
Oxalique comme oxalis, parce que oui, ça vient de là. Super plante d’ailleurs mais j’avoue en faire une légère overdose (toujours cette histoire de chef·fes suivant aveuglément une tendance).
Un acide produit lors de la fermentation alcoolique: en petite quantité, il participe à l’équilibre. En trop grande quantité, on peut aller jusqu’à “déclasser” le vin et l’envoyer à la distillerie.
L’argent François, toujours pas?
Et pas la mamie faire, c’est un autre délire ça.
Le paprika joue le rôle de désinfectant, hé ouais.
Décidemment, encore un point pour la mondialisation qui existait bien avant ce qu’on pense (et sur les vraies recettes, oui oui, elle vient cette NL).
Ok, on ne “cuit” pas vraiment, du coup on a intérêt à faire ça avec des trucs ultrafrais sinon gaffe au cucul qui pique.
C’est le ceviche, ou en tous cas le principe qui anime ce plat: le ceviche, ou plus rarement céviché (en espagnol : ceviche, ou plus rarement cebiche, sebiche ou seviche (ces quatre formes étant reconnues dans la langue espagnole) (\se.vi.tʃe\) est un plat partiellement présent dans la gastronomie d'Amérique hispanique, sur les côtes du Pacifique, mais aussi de l'Atlantique.
Moi ce qui me les brise, c’est les hommes. Le groupe homme pour être plus juste. D’où le vin pour attendrir ma viande.
Merci pour cette nouvelle lettre Sand. Toujours un plaisir de te lire. Et de rire. Et de se souvenir. Et d'apprendre.
Je découvre ta newsletter depuis deux semaines et c’est un plaisir littéraire et gustatif renouvelé. Surprenant, toujours bien lié et qui me laisse avec l’envie d’y revenir. Merci !