La (bonne) mère n’existe pas
La maternité est un gouffre épineux, qu’on creuse à l’infini, toute sa vie. D’abord, la question première: vouloir ou ne pas vouloir d’enfants. Pouvoir ou ne pas pouvoir avoir des enfants. Se retrouver devant le fait accompli. En désirer intensément et puis, une fois là, se rendre compte à quel point c’est dur, ingrat, à quel point “l’idée” de l’enfant est différente de la réalité. Être parent c’est expérimenter la culpabilisation à outrance: déjà, personne ne sait où c’est, Outrance dire à quel point c’est absurde. Je ne crois pas au concept de “mauvaise mère” ou de “bonne mère”, je m’attache à celui de “moins pire possible” ou “suffisamment bonne”. Il y a les grands principes et puis la vie, et surtout des individus derrière. Faire grandir des enfants, les ouvrir aux autres, les nourrir autant littéralement que métaphoriquement, leur filer le moyen d’être des adultes pas trop mal, croyez-moi, ce n’est pas toujours simple.
Le bagage qu’on leur donne
Les deux êtres qui se trouvent être mes enfants sont aussi différents qu’on peut l’être: leurs manières de réagir et d’appréhender le monde sont souvent aux opposés. L’enfant Grand est un créatif chaotique: il a besoin d’inventer, de se confronter, de s’affirmer, en permanence, ce qui n’est absolument pas simple. Gérard est une empathique joyeuse : elle se fond partout, tout en étant naturellement au centre, et est perpétuellement de bonne humeur. D’où, j’ai beau avoir les mêmes principes éducatifs, les “nourrir” pareil, je n’obtiens pas forcément les mêmes résultats.
On revient d’Alsace avec Gérard, l’ado n’a pas voulu trainer ses guêtres avec ses vieux… et je mesure la chance - au delà du fait que ce soit ma fille - de connaitre cette petite personne. Je pense n’être pour pas grand chose dans son caractère, tout au plus j’essaie de répondre à ses besoins de curiosité et d’expériences: et parmi celles-ci, la cuisine. On n’imagine pas quel plaisir je prends à lui transmettre ce que je sais et de l’observer découvrir et réinventer sans cesse ses curseurs personnels. Plaisir d’être ensemble, connectées, de s’intéresser à la nature des choses, comment elles sont produites: l’éducation alimentaire. Essayer d’équilibrer les repas, pour avoir tout ce dont on a besoin pour carburer: l’éducation nutritionnelle. Et puis, mettre des mots sur des sensations, se faire surprendre par l’une ou l’autre saveur: l’éducation au goût.
Mes enfants sont de “bonnes fourchettes” dans le sens où iels aiment tester le bien manger, l’une plus que l’autre. Si le Grand a une passion irréfragable pour le homard et la truffe1 (cet enfant est clairement de droite, d’ailleurs il porte des polos), il sort assez peu de sa “zone de confort”, il mange de préférence ce qu’il connait et est peu aventureux. La petite en revanche voue une véritable passion à la nourriture. Lire, tester, goûter: il faut voir à quelle fréquence elle consomme les bouquins ou émissions sur la cuisine pour le croire. Ce n’est pas une simple question d’éducation - si ça l’était, il n’y aurait pas autant d’enfants qui rechignent à manger autre chose que des pâtes ketchup - il s’agit aussi entre autres choses de dispositions. Bien qu’iels bénéficient tous les deux d’un “capital culturel” riche concernant la gastronomie, iels ne s’y investissent pas du tout de la même manière.
Je sais que cette image a pas mal tourné, et que beaucoup de parents y ont reconnus leurs progénitures.
Antisocial tu perds ton sang froid
Au delà du fait que je hurle intérieurement “où sont les légumes ?”, tout semble très gras et triste. 2 On sait bien que les enfants aiment naturellement le gras et le sucre. Les bébés par exemple boivent de plus grandes quantités de lait s’il est plus gras et avec plus de plaisir s’il est sucré : un avantage pour la croissance. Ce goût peut perdurer longtemps si on n’y amène pas des variantes: le goût pour l’acide ne vient pas naturellement. L’amertume est souvent signal d’alerte puisqu’elle prévient d’un potentiel danger d’empoisonnement (les fabricants de produits ménagers ajoutent du benzoate de dénatonium – la substance la plus amère au monde - pour décourager les enfants d’avaler leurs savons, détergents, pesticides, vernis à ongles et cartouches de jeux vidéo). Il nous faut donc lutter contre notre cerveau pour apprécier l’amertume, et ça ne vient souvent pas avant l’adolescence: une attitude qui a même conduit certain·es a déclarer que les buveurs de gin tonic auraient des tendances psychopathes. Des dizaines de magazines l’ont annoncé la bouche en cœur. En réalité, il s’agit d’un raccourci allégrement emprunté: au départ d’une étude qui tente de faire le lien entre goût pour l’amer et traits de personnalités antisociaux et qui conclut d’ailleurs à une causalité plus que faible, la presse a extrapolé et pris un exemple actuel de boisson amère, le gin tonic, et une maladie mentale frappante, la psychopathie, pour en faire des titres chocs. Presse qui roule pas vraiment cool, comme dirait l’autre. Il y a beaucoup à dire sur l’amer, j’en parlerai peut-être une fois plus longuement.
Des Klein qui s’ignorent
Mais revenons donc aux mioches trois secondes: les préférences alimentaires sont influencées à la fois par la génétique, par l’environnement dans lequel grandit l’enfant et par le contexte dans lequel iel découvre les aliments. Et pour couronner le tout, elles traduisent aussi des étapes clés de développement de l’enfant, comme la fameuse phase du “non”: les parents savent de quoi je parle, les autres mesurez votre chance. C’est à ce moment que peuvent se développer des néophobies, c’est-à-dire la peur de ce qui est nouveau. Des peurs qui peuvent virer à la monomanie avec des enfants qui s’alimentent uniquement de saucisses, de pâtes ou de petites boulettes de mie de pain…
Périodes transitoires de courte durée chez certain·es, elles peuvent durer parfois jusqu’à l’adolescence. Interviennent alors personnalité et/ ou génétique: les enfants plus anxieux·ses ou émotif·ves sont souvent plus néophobes, de même que les hypersensibles gustatifs. Si les dégouts sont compréhensibles, pourquoi aime-t-on ou préfère-t-on manger certaines choses? D’abord on aime un aliment parce qu’on y a été confronté, de préférence de façon répétée, sans forcer et en petite quantité. Ensuite c’est l’animalité sociale qui entre en jeu, la force de la persuasion de groupe : les ados et le burger King, par exemple ou les huitres ingérées par mimétisme amoureux (et peut-être aussi par fantasme aphrodisiaque). L’effet grégaire, le fait d’être dans un environnement autre que le sien, et de chercher à s’intégrer nous font manger différemment, comme “les autres”.
Autre aspect, personne n’a la même physiologie sensorielle: toutes les mesures de seuils de perception de saveurs sont extrêmement variables d’une personne à une autre.
Pour une substance aussi banale que le saccharose, les seuils de détection varient dans un facteur dix, c’est-à-dire que la plus petite concentration détectée varie du simple au décuple selon les goûteurs Source
Si j’adore l’amertume c’est parce que je me suis habituée, mais sûrement aussi parce que mon seuil de perception est moins performant: pas une bonne nouvelle pour ma survie en milieu hostile mais excellente pour l’industrie du ginto. Plus sérieusement, tout ceci a de quoi déculpabiliser franchement et remettre en perspective: un enfant qui ne mange que très peu de choses avec plaisir petit le fera peut-être plus tard, au contact d’autres individus: manger ailleurs goûte mieux que chez soi! Et arrêtons de blâmer la seule éducation, il s’agit peut-être de génétique. Si l’on n’aime pas une saveur, ce n’est peut être pas comme on nous l’a répété parce qu’on n’est pas “adulte” mais bien parce que notre dégoût est physiologique. Prenons la coriandre: certain·es lui trouvent un goût de savon ou de punaise écrasée : ces personnes ne sont pas satanistes même si on pourrait le croire. Elles ont juste une mutation génétique qui les rend hypersensibles, et provoque donc cette aversion pour la coriandre.
Bref, on le voit, l’éducation au goût peut être multiple, et surtout adaptative: il n’est pas question d’imposer, jamais. Mais de laisser un peu d’espace à la découverte, en tenant compte de chaque personnalité. De se ménager un peu de temps aussi, et d’accepter que tout le monde n’investit pas l’assiette de la même façon. Au delà du plaisir pris, avoir une alimentation “équilibrée”3 permet quand même de se sentir vachement mieux dans ses baskets. Peut-être qu’une piste serait de proposer dans les cantines - et restos - des menus enfants un peu plus funky que ce qui est souvent mis en place: croquettes de légumes plutôt que frites, omelettes diverses, pâtes à autre chose qu’au ketchup, assiettes végé…
N’oublions jamais que nos enfants sont des êtres autonomes (ou voué·es à l’être) et notre rôle n’est pas de les forcer à être “comme nous” (enfin, sauf à ne pas être de droite, ça c’est pas franchement négociable) mais de leur donner les clés pour être “comme elleux”.
Elsass, my love
Je ne sais pas pourquoi on part au bout du monde alors qu’on peut aller en Alsace. Les vins, les bières, la bouffe, les lieux, les gens: tout y est généreux, vivant, aimant.
Trois jours c’est bien court, mais instantané des visites et bonheurs:
le salon des vins nature d’Summer Fascht: l’occasion de (re)croiser quelques vigneron·nes très en forme et de constater que le niveau moyen monte, de façon constante depuis un bon moment. Pas de grandes disparités entre les vins, mais plutôt une belle harmonie entre bons, très bons et très très bons: ça fait plaisir et c’est sans doute à attribuer à une grosse cohésion et une constante émulation.
De très belles tables parmi lesquelles:
Le Potin à Barr4: bien qu’Hervé soit désormais absent de cette chouette petite adresse, le lieu est toujours aussi sympa. Gros canons, cuisine plus que généreuse, c’est un plaisir canaille.
Restaurant Bohrer5 à Rouffach: gros niveau de cuisine ici. On y a notamment dégusté une pastèque rôtie- mélisse et bigarade assez ouf. Tout le menu était impeccable, jolie carte des vins (on y a bu Fable, du Raisin et l’ange) seul bémol: un service un poil longuet.
Le Pavillon Gourmand 6à Eguisheim: de l’ultra-classique comme on n’en fait plus, on a adoré le sandre sauce au riesling, fondant, légèrement acidulé parfait. Et Gérard s’est fait plaisir sur le fromage: ah, le munster au cumin.
les meilleurs Bretzels chez Thierry Schwartz7 à Obernai, tout simplement. What else?
La bouteille de la semaine
Ne pouvait être qu’un Alsace: bordel de merde de crotte de cul de nouille, que j’aime le pinot noir quand il est coquin comme ça, tout frétillant de fruits rouges, tout caressant, tout schuss dans le gosier. Chez Rieffel8, le niveau est haut, en témoigne ce que j’ai goûté au salon. Mais ce rouge velours, pinot noir nature, a enchanté ce déjeuner, quel plaisir dis.
Le livre de la semaine
Elle s’appelle Sandrine, et préfère l’amour en Mer: désormais elle navigue sur une mer de vignes. Il y a quelques années, elle a embarqué sur un catamaran avec mari et enfants. Le Projet s’appellait Vents d’anges, un voyage extraordinaire où à quatre, la famille partageait son amour du vin avec des gens rencontrés à des endroits aussi divers que le Cap Vert, ou Porto. Pour ça, embarquées dans le bateau, des dizaines de quilles, de partout en France et même du vin belge, pour proposer à leurs hôte·sses d’un soir des accords mets-vins inédits autour d’une cuisine authentique et locale. C’est ce récit qu’elle nous propose, libre et vivant, oscillant entre poésie et humour, livrant ses impressions de voyage, son mal de mer, sa joie profonde de rencontrer des femmes, et sa gourmandise. A lire si on veut s’évader, si on rêve parfois un peu comme elle et son beau marin, de larguer les amarres pour d’improbables ailleurs, entre douceur de vivre, humanité profonde et luxe du temps suspendu.
Le vin et les autres, Sandrine Dovergne, éditions Tonnerre de l’Est
Ce sera tout pour cette semaine, on se retrouve bien vite, ici, dans votre boite mail ou sur les réseaux sociaux. Aimez les gens qui vous aiment.
qu’on est loin de manger tous les jours, hein
Je pourrais arguer des heures sur la formulation qui évoque “une corvée” autant pour les parents que pour les enfants et pas le moment de détente attendu (surtout que ça a l’air d’un resto à burgers, pas de l’étoilé du coin). Mais ça me semble contre-productif : je connais un peu la fatigue parentale (sur d’autres sujets), et comprend bien que là, c’en est une expression concrète.
avec tous les guillemets qu’on peut mettre à équilibrée: à mon sens qui couvre à la fois les besoins nutritionnels et émotionnels, on n’étant jamais dans la privation mais dans la modération.
Restaurant Bohrer 1 rue Raymond Poincaré 68250 RouffachTél. Tél: 3 89 49 65 51
Le pavillon Gourmand 101 rue du Rempart Sud 68420 Eguisheim Tél : 03 89 24 36 88
Thierry Schwartz boulangerie 7 Rue du Marché, 67210 Obernai
Le domaine Rieffel est situé dans le joli village de Mittelbergheim, avec pas mal de vigneron·nes talentueux·ses
Mère aussi, j ai bien vite abandonné l idée de leur ouvrir les papilles. Fatigue. Gerard est gourmette oui mais c'est toi et ta patience qui l'y ont amenée.
Joli texte et ode à l alsace, jai noté les adresses. Merci Sand.