Journée de la F(l)emme
Ah ça, pour une reprise, c’est une reprise n’est-ce pas? J’avoue, j’ai un peu laissé tomber cette newsletter et par là même mes lecteur·ices. Je ne vais même pas m’excuser car vous savez quoi? La flemme.
Quand mon ado me sort très régulièrement ces deux mots alors que je lui demande au choix: de se coiffer, de ranger sa chambre, de reboucher le tube de dentifrice, de mettre à tourner le lave-vaisselle, ça me hérisse. Du moins ça me hérissait jusqu’il y a peu de temps: maintenant je le comprends. Pire: j’adhère à cette idée de flemme.
Probablement que l’idée trainait dans un coin de ma tête depuis un bout, probablement que les nouvelles anxiogènes entre un virus dont on ne voit pas le bout, une guerre dont on ne voit pas l’issue et des débats où interviennent des gens dont on ne parvient plus à déceler une once d’esprit critique m’ont usée. Alors voir se profiler l’ombre du huit mars sous la forme de communiqués de presse à base de “femmes inspirantes”, de “bières pour femmes” ou de “vigneronnes aux enchères” m’a fait basculer du côté obscur. Ca y est, moi aussi j’ai la flemme.
Le huit mars c’est cette semaine (car oui, cela s’étale sur plusieurs jours en fait) où l’on consent à faire un peu de place au sujet “femme” 1.
Deux salles, deux ambiances. Soit on confond le 8 mars avec la foire aux aspirateurs et à la féminité vibrante, et tout se joue en hommages larmoyants à ces femmes sans qui nous ne serions rien, avec leur douceur et leur force 2 inspirantes3. On a alors droit à de magnifiques promos sur les produits d’épilation/ de beauté/ ménagers car il faut "nous chouchouter” ou à des memes censés être drôles clamant “ce soir chérie c’est ta fête c’est moi qui fait la vaisselle”.4
Ou bien on fait des sujets sur l’égalité à conquérir encore/ les droits des femmes comme si on découvrait d’un coup que l’autre moitié de l’humanité n’est pas aussi bien lotie qu’on le pensait.
Cela part sans doute d’une bonne intention, mais qui convoque-t-on alors? Bah des femmes. Plus spécifiquement des féministes, des militantes à qui on ne demande à peu près rien le reste de l’année mais auxquelles il devient d’un coup urgent de s’adresser pour obtenir par exemple une liste de femmes cheffes5, des noms de vigneronnes à mettre en avant, ou répondre en crash à une interview parce que le rédac chef s’est rendu compte le 6 qu’il manquait un papier “bonnes femmes” pour le 8. Comme dirait ma copine Sophie Gourion, c’est le jour où on nous sort de notre boite. On nous demande d’être disponibles, souriantes et de livrer le fruit de nos réflexions/ recherches/ travaux. On nous demande du temps: temps que nous pourrions choisir d’utiliser à faire avancer des projets personnels ou collectifs, ou simplement à nous reposer, ou encore à effectuer un travail qui lui, va nous rapporter de quoi bouffer, contrairement au travail militant qui est quasi toujours du bénévolat.6
On nous demande de donner notre temps, et nos expertises, gratuitement. 7 Et souvent, nous le faisons: parce que la cause nous semble juste, parce que nous craignons de ne plus avoir l’opportunité de parler d’un sujet, parce que nous avons peur de nous “griller”… On apprend très vite à être une “bonne cliente”: parler de sujets féministes sans trop hausser le ton, avec un peu d’humour pour faire passer la pilule, ne jamais parler en termes négatifs qui pourraient être perçus comme agressifs… Coincées que nous sommes entre volonté de rendre la lutte visible, d’être pédagogiques tout en sachant que c’est sans doute la plupart du temps pisser dans un violon.
Non seulement les féministes doivent se rendre disponibles, répondre avec patience et de façon étayée (parfois à des gens qui n’ont une connaissance du sujet que très superficielle), rectifier 12548 fois les “journée de la femme” en “journée des droits des femmes”, avoir un avis sur à peu près tout (trouver un angle féministe sur n’importe quel sujet semble être une sorte de challenge ces jours-là), et tout ça de la bonne façon: ni en colère, ni épuisées, ni lassées, ni sarcastiques, ni critiques, ni violentes, ni révoltées…
Pourtant - et j’ai l’impression que c’est un sentiment partagé avec certaines de mes compagnes féministes - l’épuisement, la colère, la frustration sont des sentiments très courants chez les militantes. Parce qu’on a l’impression que là où un droit se gagne, on en perd un autre. Là où une petite victoire nait, une gifle n’est jamais loin. Alors voilà, il ne reste que l’amertume de constater que les plus petites évolutions sont un blanc-seing pour ne pas aller plus loin, ou de fausses bonnes idées, qui entravent plus qu’elles ne nous libèrent.
La flemme donc.
D’autant que cette journée du huit mars a souvent des airs d’alibi8: “c’est bon, on en a parlé des bonnes femmes maintenant on peut revenir aux sujets sérieux?” Le huit mars devient l’os à ronger des féministes. Elles devraient être contentes après tout: on a parlé d’elles dans les journaux, y a même eu un sujet TV dis donc.
Et la giga-flemme.
Alors moi le huit mars, je vais exercer mon droit le plus strict et le plus fondamental: me taire. Parce que d’autres ont des choses à dire qu’on n’entend pas. Parce qu’il est temps qu’on s’interroge de façon un peu plus profonde sur la visibilisation de certains combats et le passage sous le radar complet d’autres. Qu’on ne se méprenne pas, j’estime qu’il y a encore énormément de choses à faire, mais je déplore de plus en plus qu’on ne perçoive ou ne mette en avant que les combats les plus photogéniques. Le serpent se mord la queue: les personnes les plus précaires et qui ont donc le plus besoin de voir leurs droits défendus sont celles qui ont le moins le temps et la possibilité de s’exprimer.
“On n’a jamais autant parlé de féminisme, il y a des podcasts, des magazines, des newsletter”. Et oui, c’est vrai, ils existent. Mais à de rares exceptions près, on y entend toujours les mêmes. Et à mon niveau, dans mon milieu, je fais aussi partie du problème: à force d’investir le sujet, je suis passée sur la short list à contacter dès qu’on évoque le sexisme dans le monde du vin: non seulement ça invisibilise d’autres, qui auraient surement des choses à dire, mais aussi ça m’enferme dans un discours auquel je n’ai pas forcément envie de me limiter.
Et c’est en réfléchissant à tout ça que m’est venue cette gigantesque flemme. Et je crois qu’on est quelques unes. Alors avec mon cher couteau-suisse Funambuline, on a commis quelques visuels. Je compte les partager sur mes réseaux ce jour-là ( un mail à vinclusif@gmail.com et ils sont à vous) accompagnés du hashtag #journeedelafLemme et relayer le plus possible de comptes militants moins visibles: ceux des TDS, femmes racisées, trans, handies, grosses, voilées, minorités de genre … Dans la même optique, il est absolument évident que je ne répondrai à aucune sollicitation presse, mais que je peux fournir les visuels avec plaisir si les journalistes souhaitent mettre d’autres comptes/ personne en avant.
Et si vraiment vous, sans être militant féministe, vous culpabilisez le huit mars et oubliez tout le 9 (scoop: c’est exactement fait pour ça) faites un beau geste et donnez à des assos qui se battent au quotidien, pas juste un jour par an. Parce que c’est de ça dont a besoin: du soutien concret.
pour autant que celle-ci soit blanche, aisée, mince, valide, cis, hétéra, et s’exprime bien dans les médias. Toutes les autres, revenez en prochaine semaine, peut-être qu’il y aura de la place. Ou pas.
une force toute relative: celle d’ouvrir des pots de cornichons mais pas de partir à la guerre, car on sait que la femme est paix et colombe (et détergent à WC).
inspirante est un des mots qui me fait le plus vriller, cela suppose qu’il existerait des femmes meilleures que d’autres. Si je crois évidemment à l’importance des role models (les chiffres montrent que la présence de femmes dans certains métiers encourage la venue d’autres), il faut rester prudent avec cette notion qui divise les femmes en '“productives” et “inutiles”.
oui, en 2022 encore, je ne sais quand tout ça prendra fin
Imagine des autrices auraient commis un livre sur le sujet, ou produit un documentaire. Imagine qu’elles auraient fourni une carte interactive des cheffes en France, mais c’est trop dur de googler et de faire ses propres recherches. Non je déconne. Mais imagine!
qui dit bénévolat, dit capacité à exercer ce bénévolat. Les femmes précaires sont donc assez souvent coupées de cet outil, alors qu’elles auraient certainement beaucoup de choses à dire et d’expériences à partager sur le sujet des luttes.
dans ce lien, une réflexion que je partage et prolonge: oserait-on s’adresser à des chercheur·euses, des scientifiques, des politiques en somme des gens qui font des métiers “respectables” car rémunérés comme on le fait avec des militantes féministes, en ignorant tout de ce qu’elles (ou leurs prédecesseuses/ consoeurs) ont pu faire/ écrire?
L’alibi, c’est un truc utilisé à l’envi avec les féministes: qu’il s’agisse de ce huit mars, ou bien de la femme-caution. Je suis sûre qu’on vous l’a déjà faite celle-là: “ce produit ne peut pas être sexiste, il y a une femme dans le process”.