On fait tout un pataquès des premières fois, et croyez-moi c’est très souvent injustifié. Du moins, si vous êtes un peu comme moi sujet·es à l’anxiété, et que ce stress qui vous bouffe devant l’inconnu surpasse la sensation de la découverte. Avouons-le une bonne fois pour toutes, dans toutes les activités qui demandent un minimum d’expériences, les premières fois ne survivent dans notre mémoire que par nostalgie douce, mais pas du tout — ou vraiment pas généralement — parce qu’il s’agissait d’expériences géniales en elles-mêmes. Sauf en ce qui concerne une chose: la première bouchée.
On ne parle pas ici des plats du quotidien, ceux qu’on avale au coin d’une table, du sandwich mâchonné à la va-vite entre deux rendez-vous, de la soupe machinale des soirs de pluie, mais de la vraie expérience que constitue la découverte d’un plat. Ça peut être au restaurant, chez des ami·es, chez soi: soit que l’on teste une nouvelle recette, soit qu’on a la chance de ne pas cuisiner et de déléguer. Plat de fête, hyper élaboré ou plus simple, la première bouchée recèle toujours un caractère singulier. Vais-je aimer? Est-ce que je vais retrouver toutes les saveurs que j’aime? Est-ce que ça va me surprendre, ou non? Vais-je être déçu·e? Sentir, observer, choisir comment je vais constituer cette première bouchée et prendre le temps. Certain·es adorent tout mêler, sauce et aliments, en une seule fois. D’autres vont s’appliquer à séparer et goûter chaque élément, l’un à la suite de l’autre et décomposer un plat en de multiples premières prises. Mais alors, comment choisir celle qui passera en premier? La première bouchée va — ou non — donner un plaisir qu’il sera impossible de récupérer ensuite. Toutes les autres renforceront l’effet soit positif, soit négatif, mais aucune n’aura cette intensité-là, de la première rencontre avec les papilles, bien après que le nez a fait son job, que l’on ait imaginé, pressenti le goût en lui-même. En un milliardième de seconde, les influx nerveux envoient des dizaines de messages à notre cerveau, dans un feu d'artifice que je trouve incroyable. Ma bouchée parfaite se nourrit du tout : j'ai besoin d’y mettre le plus du plat possible, le piquant ou l’acidité d’une sauce, la texture d’un légume, la cuisson d’une viande ou d’un poisson. Ce qui compte c’est l’ensemble, un plat n’est réussi que si tous ses éléments se répondent, et si au sein d’une seule bouchée, on sait où on va. Le chœur de l’assiette. Et c’est un équilibre tellement précaire, tellement sur le fil: une seule discordance, et c’en est fini de l’harmonie. Une fois ce climax atteint — ou pas — mes papilles ne sont plus aux aguets, c’est mon corps entier qui prend le relais et se satisfait d’un ensemble de goûts, de saveurs, de textures, de bruits et de sensations jusqu’à être totalement repu.
Pourtant, les chercheur·euses l’ont théorisé: la mémoire de la dernière bouchée est plus importante que celle de la première bouchée. Les goûts les plus récemment rencontrés guident nos décisions quand il s’agit de manger de nouveau, ou pas, cette nourriture. C’est ce que l’expérience nous offre : le choix. Poursuivre, persévérer parfois quand le goût ne nous a pas forcément d’emblée plu, parce qu’on sait que le goût se modèle, change avec l’âge, les événements, les circonstances.
Ce qui n’empêche pas d’éprouver la nostalgie de ces bouchées originelles : la toute première rencontre avec un beurre citronné aux câpres, le premier tourbillon de spaghetti ail piment ou cet incroyable vitello tonato à la pastèque… Bien sûr, c’est l’intégralité de l’assiette qui a nourri mon plaisir et mon expérience, mais cet assemblage sur la fourchette, le moelleux du veau, le contraste de la sauce légèrement amère et enrobante, le croquant et la fraicheur de la pastèque était incroyable, au point qu'à l'évoquer son goût me revient presque. Rarement j’aurais rencontré une telle complexité, mais aussi autant de satisfaction en si peu de matière.
Cette semaine, j’ai assisté à une première fois bien étrange pour moi : mon enfant, ma si espiègle et fantaisiste a écrit un article et s’est retrouvée publiée. Au culot, en écrivant au magazine et en se proposant de montrer ce qu’une môme de bientôt 10 ans (“c’est très jeune”1) perçoit des restos ou de la cuisine, de sa hauteur. Ce que j’ai vu alors m’a beaucoup émue. Devant ce clavier, appliquée à taper les lettres, agencer les mots et construire les phrases, j’ai vu cette petite fille qui ne l’est plus tant. Je l’ai vue faire sa “première interview” : au téléphone, bien que submergée d’émotions au début, elle a bien vite pris de l’assurance et tout géré comme une cheffe. Elle grandit, avec force et détermination, et beaucoup d’humour. Pour fêter ça, on l’a emmenée au restaurant. Un endroit avec une cuisine ouverte, et nous étions idéalement placé·es. Je n’ai vu que son dos, ou quasi de la soirée : elle était happée par le ballet se jouant en cuisine, et par les échanges avec la salle. Alors entre deux plats, elle m’a demandé mon téléphone, pour prendre des notes. Je l’ai vu, le front plissé, tapant presque frénétiquement, jetant un œil à la cuisine ou balayant la salle, puis revenant à l’écran.
Et j’ai trouvé dans ces phrases ébauchées, prises à la volée, sans ponctuation et sans relecture quelque chose de ces premières bouchées, de l’instantanéité, du plaisir absolu de la découverte. Cette urgence de mettre des mots, peu importe qu'ils sonnent bien ou non, m’a beaucoup touchée et fait penser que c'est sans doute aussi un de nos territoires communs. Elle aura dix ans dans quelques jours donc, et durant ces dix années, elle n’a eu de cesse de me surprendre et de m’étonner. Je l’ai rencontrée avec émerveillement, pas seulement parce que c’est ma fille, mais surtout, car c’est une personne tout à fait singulière. Peu importe ce qu’elle choisira de faire plus tard, quel terrain explorer — je crois de toute façon qu’elle peut tout — j’espère qu’elle ne perdra jamais ça, cet enthousiasme débordant quand quelque chose la passionne et la confiance qu’il faut pour le confier, que ce soit tout haut, en secret au creux d’une oreille ou en tapotant sur un clavier.
texto ce qu’elle a écrit dans son mail de présentation à la rédactrice en chef, et qui m’a fait mourir de rire.
Très émue par cette anecdote, merci pour le partage.
Fantastique G.