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La preuve par l'œuf

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La preuve par l'œuf

Sand
Oct 30, 2022
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La preuve par l'œuf

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“J’ai enfin réussi maman! J’ai cuit enfin des œuf au plat correctement.”

Cette phrase anodine révèle beaucoup de choses, en vérité. D’abord, qu’il s’agit bien de mon fils

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: nous avons le même type d’obsession alimentaire, particulièrement concernant les œufs.
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Je revois encore la tête mi-amusée mi-terrorisée de cet ami à qui j’avais fait part avec moults épithètes que n’auraient pas reniées le capitaine Haddock de mon aversion pour “l’œuf parfait”.
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Je vous la fait courte: ce que je déteste c’est ce nom prétentieux, qui annonce quelque chose de rarement tenu. Sur le papier, effectivement la cuisson ultra précise amène à quelque chose de très abouti et parfaitement équilibré.
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En vérité, il n’en est presque jamais rien. La difficulté du réglage de température, voire le manque de rigueur des cuisinier·es
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font que dans la plupart des cas on vous amène sur une assiette chichiteuse un œuf mal en point, anémique, trop cuit ou pas assez, en tous points décevant. C’est bien simple: voir poindre l’appellation “œuf parfait” sur une carte de restaurant me donne de facto un a priori très négatif sur ledit établissement. C’est à peine mieux notez s’il est annoncé comme “en cuisson à 63°”. Envie d’aller défoncer des portes et d’aller fourrer mon thermomètre illico. Dans l’œuf, pas ailleurs. Enfin, quoique. Bon.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cuire des œufs est loin d’être facile. Ça n’a l’air de rien, un œuf. Tout le monde ou presque en a dans sa cuisine: c’est un ingrédient peu onéreux, commun

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et c’est sans doute pour ça qu’on se pense autorisé à en faire n’importe quoi. Combien de cuissons complètement ratées car approximatives? Vous avez déjà essayé de manger une omelette trop cuite? Les bords secs là, effrités, c’est une offense à la poule, à l’œuf, au maïs qui a nourri la poule, à la nature, à l'ordre des choses, à moi. A contrario, une omelette réussie, avec juste ce qu’il faut de moelleux, de fondant c’est un rêve. on peut y mettre tous un tas de trucs: du fromage, des herbes, des légumes, du poisson, des dés de poulet, des lardons. Je crois que ma version préférée reste l’omelette nature, ceci dit. Avec un peu de blanc battu en neige, elle devient soufflée et c’est comme manger un nuage. Ça vous console de l’état du monde, de Musk qui rachète twitter, du Covid et des gens qui discutent encore du genre du ou de la Covid alors qu'ils n'arrivent pas à accepter le mot autrice décidément trop laid, de la guerre en Ukraine, du changement climatique, de ces températures dingues pour octobre et de l’impact qu’elles auront forcément sur les cultures, qu’il s’agisse des fruitiers, de la vigne ou d’autres, du manque d’eau potable, des mecs de droite, du manque de mecs potables, du backlash que se prennent les féministes, de la montée de l’extrême droite et du fascisme, des gens qui s’approprient tes idées pour les exploiter mais en moins bien
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, de l’hypocrisie, des factures toujours en hausse, et de cette course folle à la croissance qui ne fait que nous mener dans le mur.

J’ai besoin de choses rassurantes, brutes et sincères: l’œuf ne peut pas être plus rassurant, brut et sincère qu'il n’est. Il semblerait même que ce soit une façon de mieux manger en impactant moins l’environnement.

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J’ai une passion pour les œufs durs, vieux souvenirs de pique-nique où juste assaisonnés de sel, on les mangeait à peine décoquillés avec une tartine de beurre frais. J’en mets souvent dans mes salades
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et je ne résiste pas à un œuf mayo
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. Les œufs au plat avec beaucoup de poivre. Les œufs à la coque de quand j’étais petite: énorme œufs de ferme avec le jaune presque orangé, dans lesquels on trempait les mouillettes de pain gris beurré. Plus âgée j’ai découvert l’œuf cocotte: le principe est hyper simple. Une cuisson au four, au bain marie, dans une sauce riche et onctueuse (sauce au fromage, au vin rouge et lardons, aux oignons, à la crème…). Invisible dans les croquetas, les patates paillassons, les beignets de courgettes, ou d'aubergine. Super stars sur des ramen instantanées. Les œufs mollets avec juste du parmigiano râpé dessus. Les œufs brouillés
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de Miss Gérard, qu’elle accompagne de toasts moelleux. Et l’œuf dans la chackchouka que j’ai choisi d'écrire comme ça, corrigez donc mentalement si cette version n'est pas la vôtre : l'important ce sont les saveurs de tomates et d’épices qui vous emmènent super loin. Je les aime aussi sur du riz blanc, avec beaucoup de légumes croquants, de la sauce soja, du sriracha, du mirin et un peu de brisures de cacahuètes. Sans œuf pas de carbonara
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, pas de frittata, de tortilla… et encore je ne parle ici que des spécialités salées (les œufs à la neige, les îles flottantes, le flanc, … tant de choses délicieuses). L’œuf et le piment me réjouissent toujours: qu’il s’agisse de l'Espelette, pas trop agressif pour nos palais fragiles, juste saupoudré sur des œufs au plat, ou carrément de sauce pimentée sur des œufs mollets, de quoi me réconcilier avec la moitié de l’humanité quand je suis bougonne.

Mieux encore, on peut les confire. Ils deviennent alors comme des bonbons magiques, ils quittent leur usage habituel pour devenir un assaisonnement, quelque chose de riche, onctueux et familier qui va pouvoir se glisser sur bien des plats et leur donner un peu de magie : au soja, il suffit de plonger les jaunes délicatement et de les laisser macérer

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pour qu’ils deviennent des petits bijoux oblongs, à déposer sur du riz, une purée de légumes, des pâtes en gardant le côté crémeux. La sauce soja les sale légèrement, et c’est comme un lever de soleil sur n’importe quel plat sans ça bien lisse. Pour les confire au sel, la préparation est un poil plus longue
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, il faut laisser les jaunes bien immergés plusieurs jours: on obtient alors une sorte d’œuf séché (comme une poutargue) qu’on va pouvoir utiliser en le râpant sur tout ce qui nous fait envie. A la fois salé et riche, onctueux presque comme un fromage: umami en somme. Voilà pourquoi j’aime tant les œufs: ils se prêtent à tant et tant de métamorphoses. Bien sûr dans certaines préparations ils demandent un peu d’exigence et de doigté, mais en échange la récompense est vraiment à la hauteur.

Et donc entre toutes les choses qui peuvent me faire vraiment vriller, il y a le resto qui annonce un œuf poché à la carte: non pas que je n’aime pas ça, au contraire, je révère l’œuf poché, je lui voue un culte, limite je suis à deux doigts de lui créer un petit autel avec des bougies et tout, tellement je l’adore. Sauf que: s’il y a un bien UN truc qui me déçoit presque systématiquement au restaurant c’est bien lui.

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Sur le principe, pocher ce n’est pas très compliqué: une eau frémissante, vinaigrée. Un œuf versé tout doucement, un tourbillon pour que le blanc de l’œuf entoure le jaune à peine pris. Et dans l’assiette on a alors une merveille: le blanc est à peine coagulé, le jaune est chaud et liquide, son goût est incroyable pour peu qu’on aie choisi un œuf de qualité, à la fois gras et doux, parfumé, intense. Un œuf poché sur une salade change tout: le jaune coulant glisse, enrobe les croutons, donne de la texture et de l’éclat. Sur des champignons? Sublime. Sur des petits pois frais ou des asperges? Une dinguerie.

Mais au resto, ça arrive si peu: soit l’œuf est trop cuit, mollet et ça n’a plus aucun intérêt, car ce qu’on cherche avec l’œuf poché c’est cette “sauce”, cet enrobage du jaune qui rend tout meilleur. Soit l’œuf a subi pire outrage encore: le jaune s’est barré, probablement dans la casserole et on vous sert un blanc tristoune, qui recèle une vague trace de jaune coagulé, vestige du combat perdu. Rien de plus triste que ça: la salade, même relevée de vinaigre, même grasseyante de lardons, même croustillante de croûtons, est bien morne. Bien sûr ça reste mangeable mais la promesse non tenue laisse un peu d’amertume sur la langue et au cœur. On peut bien entendu rater des choses, on peut se planter, mais les promesses déçues sont probablement une des pires expériences au monde, que ce soit en cuisine ou dans la vie. Peut être qu'il ne faut pas en attendre trop des gens, tout spécialement de celleux qui vous tiennent de grands discours, qui utilisent des mots paravents et derrière font tout ce qu'iels dénoncent. Peut être sûrement aussi qu'il faut pour soi un code de conduite, une cohérence. Dire ce qu’on fait, faire ce qu’on dit. Ne pas promettre plus qu’on ne peut. Adopter le bon rythme et garder de l’humilité: fusse face à de simples œufs.

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Qui vient lui-même d’un œuf, la vie est bien faite.

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Obsession que nous partageons avec les canadien·nes semblerait il. Iels ont un site complètement consacré à l’œuf, avec des dizaines de recettes. C’est là.

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L'œuf parfait est un œuf cuit dans sa coquille à basse température, dans une eau chauffée autour de 64 °C, de façon que le blanc et le jaune cuisent au plus proche de leur température de coagulation et parviennent à la même consistance moelleuse.

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J’ai besoin de faire une blague sur l’hétérosexualité ou tout le monde l’avait déjà?

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Je déteste les gens faussement décontracté·es qui font croire que tout est facile, mais plus encore celleux qui le sont trop, considèrent la cuisine ou le vin comme une sorte de talent qui sort de nulle part, et oublient que s’il existe une part d’improvisation nécessaire voire salvatrice, il existe des règles de base (d’hygiène, de cuisson, de respect des aliments) auxquelles on ne peut déroger impunément.

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Sauf si tu es vegan, évidemment.

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D’une certaine façon c’est flatteur: ça prouve deux fois que je suis géniale. Dans les idées et dans leur réalisation. Personne d'autre que moi ne peut mieux faire ce que je sais faire.

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Je suis comme beaucoup de gens en pleine réévaluation de mes pratiques énergétiques, alimentaires, de loisirs etc. Je n’ai pas encore réussi à basculer vers une alimentation végétarienne mais je diminue la viande, c’est certain. Le sujet est infiniment complexe, comme on le voit dans cet article; ce qui est le moins gourmand pour la planète est le pire pour le bien-être des poules, l’idéal serait le poulailler “privé” pour avoir sa consommation en direct et la plus responsable et “éthique” possible (j’entends bien les arguments selon lesquels utiliser des œufs de poules est une forme d’exploitation, et ne peut donc être éthique)(je ne suis sans doute pas assez radicale sur ce sujet, j’imagine qu’on ne peut pas l’être pour tout, tout le temps). Ma chance: j’habite à la campagne, il est très facile de trouver des œufs chez les voisin·es.

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Ma préférée: la césar. Salade bien croquante, œufs durs, poulet, parmesan, anchois, croûtons. On fait la sauce avec une mayonnaise dans laquelle on a pilé un ou deux anchois, on y met un peu de parmesan, on allonge de crème fraiche. Pour le poulet, j’ai l’habitude de le mariner avant de le snacker à la sauce teriyaki, ce qui n’est pas orthodoxe mais diablement bon.

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Qu’on peut pimper à l’infini, en ajoutant à la mayo des herbes, du curry, du matcha, de la poudre d'oignons, du fromage, des œufs de poisson, du piment, etc etc.

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Pour des œufs brouillés parfaits: lire ici.

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Ma recette: Battre les jaunes d’œufs, un + un par personne. Y ajouter du pecorino, bien mélanger et poivrer abondamment. Dans une poêle faire fondre très doucement du guanciale en dés (si on y va trop fort, ça crame le gras et donne de l’amertume sans cuire les dés). Cuire les pâtes, garder une louche d’eau de cuisson qu’on ajoute au mélange œuf/fromage. On fouette vigoureusement pour que les œufs ne coagulent pas. On peut aussi mettre un peu d’eau pétillante. Verser sur les pâtes, ajouter le guanciale remettre un coup de poivre et de chaud. On peut râper encore un peu de pecorino dessus mais ça dépend de si on en a mis beaucoup dans la sauce ou non. Bien sûr on a le droit au grana padano, au parmesan ou autre. Et si pas de guanciale un bon lard fermier fera l'affaire. Personne ne le saura (en tous cas c'est pas moi qui cafterai). La plus grande difficulté : ça refroidit vite. Donc petit tip: on chauffe les assiettes au four avant de servir.

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Les sources donnent entre 2 et 6 h, moi je dis coupons la poire en deux. 4h c'est bien pour que ce soit suffisamment résistant pour le manipuler sans trop faire gaffe.

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Une semaine au moins dans un mélange sel-sucre, puis déshydration au four à 80° 1h30 au four en les retournant à mi-dessèchement. On les conserve hyper bien dans une boite hermétique, et on les utilise comme un bout de fromage qu'on râpe.

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Peut-être aussi parce qu’il y a une certaine mode dans certaines cuisines à “oublier” les classiques pour se concentrer sur des techniques d’ailleurs. En soi, rien de mal: s’ouvrir n’est pas oublier cependant. Savoir faire un fond de poisson, une espagnole ou un œuf poché devrait être normal et acquis. Challenge is ré-apprendre à cuisiner les bases.

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3 Comments
marieb
Oct 30, 2022Liked by Sand

Pour une raison qui m'échappe je ne peux pas cliquer sur cœur, alors je le pose ici <3

Avec en confidence mon snack/repas de prédilection : œuf dur (mais encore souple), mayo, gochujang >> réconcilie avec la vie et fait oublier les fâcheux

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Pauline
Oct 30, 2022Liked by Sand

Ma newsletter préférée au monde car moi aussi j’adore les œufs.

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1 reply by Sand
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