
L’autre jour, je suis retombée sur de vieux textes que j’avais écrits en 2012/ 2013. D’abord, ça ne nous rajeunit pas. Ensuite, si j’ai été ravie de lire un peu de cette rage qui m’animait, je me suis un peu frappée le front sur la forme que cela prenait parfois. Pas uniquement au niveau du style : ayant toujours été une grande feignasse, et n’ayant pas comme d’autres le soin du détail, je sais que si ma plume a progressé un peu, ces dernières années, c’est parce que j’ai des amies bien intentionnées qui me poussent à m’améliorer mais c’est laborieux.
Revenons donc à ces mots et ces textes : j’y ai lu toute la colère d’une baby féministe. J’en étais au tout début de ma prise de conscience. J’avais bien perçu le sexisme dont j’étais, nous étions victimes. Mais je n’avais pas encore une lecture fine des mécanismes d’oppressions, je n’avais pas encore beaucoup lu sur la question, et pour tout dire, avouons-le, pas encore beaucoup réfléchi.
Le monde était dégueulasse et injuste avec les femmes, et j’en voulais au monde. Et plus encore à celles et ceux qui ne partageaient pas cette colère ou pire semblaient s’accommoder de la situation. Je crois qu’on en passe toutes par là : une fois que le sexisme est identifié, une fois que le sentiment de subir, parce que femme, des situations injustes, on est habitées d’une profonde colère. C’est sain: je crois aux vertus non seulement cathartiques de la colère, mais aussi à ce qu’elle peut actionner comme pistons. C’est une incroyable source d’énergie.
Et puis les années ont passé: j’ai continué à écrire, à être en colère, à vouloir agir. Parallèlement, j’ai rencontré des amies, plus instruites ou aux expériences différentes. Je me suis nourrie d’elles, j’ai lu, j’ai dit un monceau de bêtises, je crois qu’elles ne m’en ont jamais voulu, parce qu’elles ont pu me dire stop, je les ai écoutées, ai évolué.
Je ne peux pas renier cette baby féministe que j’étais : j’ai pour elle beaucoup de tendresse, et je sais combien elle se sentait impuissante alors. Je sais que de cette envie d’en découdre sont nées des choses utiles: un mouvement, puis une association. Des mises en relation. D’autres éveils féministes. Des livres et des articles. Présidente d’association: on me l’a reproché, je voulais “prendre la lumière”. À l’époque, ça m’a extrêmement blessée mais j'ai compris qu'il y avait une part de vérité. J'étais devenue trop évidente , il fallait laisser d'autres prendre la place et s’exprimer. Alors, je me suis retirée, je me suis faite plus discrète.
Mon travail a été copié : j’ai retrouvé parfois mes mots exacts sous la plume d’autres, ça servait la cause, ce n’était pas si grave. J’ai œuvré dans l’ombre, ghost writeuse pour tel ou telle, relisant un texte, écrivant une lettre ouverte, rédigeant une pétition, aidant de mon mieux, soufflant des idées. Certaines d’entre elles se sont concrétisées et de belle manière : je me suis retirée avant qu’on ne sache même que j’y avais été impliquée. Je n’ai jamais fait de mon travail militant une question d’ego. Pour moi, l’intérêt du collectif prime.
En un peu plus de dix ans, j’ai beaucoup appris et perdu en chemin un paquet d’illusions. J’ai surtout constaté qu’à chaque saut de puce dans le bon sens, à chaque petite victoire sur le sexisme, il y avait derrière un fossé encore plus grand à combler : Sisyphe aurait bien rigolé.
Si on veut dresser un bilan, ce n'est guère réjouissant.
En dix ans, les questions des journalistes n’ont pas bougé d’un iota, on (me) demande toujours si les vins féminins existent et je continue de lire des entames de papier où on parle des femmes “dans le monde si masculin du vin”.
Parlons représentativité : elle est toujours bancale. Et très largement due au fait du phénomène des quelques femmes visibles qui éclipse l’iceberg du sexisme systémique. Un film sur la veuve Clicquot doit sortir en France fin du mois. Barbe-Nicole Ponsardin est probablement la plus célèbre des femmes paravent. Ce concept féministe a théorisé le fait que citer une femme connue ou célèbre dans son domaine suffit à prouver l'absence de sexisme. Ex : George Sand en littérature. C'est le fameux "quand on veut, on peut" qui explique l'absence de femme par un défaut de volonté individuelle.
Cet épiphénomène de femmes à la tête de domaines en Champagne dans une période très courte et un contexte particulier illustre parfaitement ce concept: en réalité les choses ont vite repris leur cours naturel (des successions masculines lol) mais on continue à évoquer ces veuves comme exemple de progressisme.
En 2024, on n’a pas beaucoup évolué : jetez un œil sur les femmes du vin présentées dans les médias. À de rares exceptions près, elles sont blanches, minces, correspondent aux canons actuels, un vrai archétype. On rend leurs photos glamour et on exacerbe leurs caractéristiques féminines, car leur apparence finalement compte plus que leurs compétences ou ce qu'elles peuvent bien avoir à dire. Très souvent, elles ont des histoires ou des profils similaires, quasi interchangeables. Et si on s’intéresse à celles qui “réussissent”, on ne montre quasi jamais celles qui galèrent. 1 On présente donc au monde une réalité complètement tordue, qui ne prend pas en compte les réalités diverses et les personnes bien différentes qui composent le monde du vin.
On organise encore et toujours des conférences à propos “des femmes du vin” comme si en soi, c’était un sujet. 2
Avec le corollaire suivant : si vous avez une expertise féministe, vous ne pouvez plus parler que de ça. Il a fallu un event bières, en anglais, pour qu’on m’invite à parler de terroirs, ce qui ne m’a pas empêché d’en faire une lecture féministe. Quasiment toutes les interventions qu’on m’avait proposées jusque là, étaient vaguement à propos de femmes du vin et pas ou peu rémunérées. Cela dit beaucoup aussi de la façon dont on considère l'expertise féministe, antiraciste ou inclusive au sens large. On nous fait un peu de place3, parce que ça ne mange pas de pain et que ça donne une belle image mais il n'y a jamais de budget pour nos interventions. 4
Tout ce qu’on produit en tant que militante, tout ce qu’on peut apporter en termes de contenu et d’expérience n’est que très peu valorisé : cela nous oblige toujours à sacrifier quelque chose. J’en ai parlé dans la newsletter précédente : la précarité touche plus particulièrement les femmes.
Il est très difficile, même entre militantes, de s’accorder pour refuser des conditions pas géniales. Déjà, il faudrait qu’on ose parler franchement pognon, entre nous. Qu’on compare et qu’on fasse front ensemble.5 Rémunérer les militantes correctement permet de leur assurer une plus grande liberté de travail et aussi, basiquement, de donner une valeur et une reconnaissance à celui-ci, car il s’agit bien d’un travail, comme un autre. Les mettre toutes sur un pied d'égalité, et leur permettre de toutes s’exprimer permettrait de sortir de l'écueil du manque de représentativité de ces militantes, car celles qu'on voit le plus sont celles qui en ont les moyens.6 Et c'est le serpent qui se mord la queue : les personnes qui légitimement ont le plus besoin d'être défendues et représentées sont celles qui le peuvent le moins. Je suis persuadée que si on se parlait, ça profiterait à toutes et surtout aux plus précaires. Mais on peine à organiser une vraie force de groupe.
Au niveau du sexisme ordinaire, les mêmes étiquettes pourries et misogynes qu’on balançait il y a dix ans, sont toujours là. Aucun des domaines qui produis(ai)ent ces ignominies ne s’est remis en question, n’a présenté d’excuses ou n’a par exemple fait des choses concrètes comme donner des sous à une asso féministe. 7
Les festivals ou les salons de vignerons continuent à inviter des personnes problématiques. Je n'en ai encore vu aucun prendre de vraies positions anti sexistes s’ils n’y étaient pas poussé par une ou l'autre organisation extérieure. Au mieux ils veulent bien collaborer. Mais aucun n’a eu le courage de prendre le problème à bras le corps et si des évictions se sont produites, c'est toujours plus ou moins en catimini. Le tsunami #metoo qu'on nous avait promis n’a en fait été qu’une vaguelette, constituée de beaucoup trop de male tears8. Dans ce cas précis, le plus difficile n’est pas d’obtenir des témoignages — j'écris ça en mesurant bien que les victimes ne sont pas encouragées à parler, que cela reste difficile et demande un courage infini mais entre femmes, on a toutes entendu mille histoires horribles, quand on n’en a pas vécu soi-même — mais plutôt de trouver des solutions structurelles qui résoudront les violences, systémiques.
L'individualisation des violences, que ce soit le domaine qui produit un vin avec une étiquette sexiste, le blogueur qui insulte ou le vigneron qui agresse, tend à faire passer ça pour quelque chose de ponctuel, limité dans le temps, l’espace et à un ou plusieurs individus. On pointe le mouton noir, la brebis galeuse, bref, un individu qui sort du groupe social et contrevient aux règles.
Mieux - ou pire selon le point de vue - on estime que s'il a été dénoncé publiquement il est en quelque sorte puni et donc absous. Et la vie peut continuer.
Je lisais cette semaine un article sur un certain régime. C'était long, détaillé, mais jamais à aucun moment la journaliste n'a écrit “grossophobie”. Comme si ce régime et sa gourou étaient des problèmes individuels, circonscrits et qui ne se nourrissaient pas ou n'étaient pas en lien direct avec un système plus large. Hear me out : la dénonciation de comportements problématiques est importante, et même primordiale. Mais si elle n'est pas accompagnée de la remise en cause du système, c'est pisser dans un violon.
Si les étiquettes ou plus largement une communication sexiste existe, c’est parce qu’un système le permet : celui qui a institutionnalisé les blagues de beauf, “l’esprit gaulois”, et tout ce qui va avec, comme dans ces groupes où officiellement, on est là pour discuter métier, mais où les blagues sur les nichons de vigneronnes ne sont jamais bien loin. Celui qui fait de l’alcool un élément atténuant et non aggravant des agressions. Celui qui compose des rédactions spécialisées avec toujours les mêmes profils, et un “élément de la diversité” pour se dédouaner. Le journalisme censément “neutre” qui ne traite jamais les questions d’inégalités à ce prétexte. Le langage et les clichés qu’il continue à véhiculer. L’hégémonie culturelle et gustative et le manque de diversité qui en découle. La prédominance d’un “bon goût”. L’ultra-dominance d’une blanchité masculine hétérosexuelle et valide, bourgeoise, qui dicte ses codes et assoit son pouvoir.
Parfois je me sens extrêmement lasse : j’ai l’impression que tout ce travail, accompli, entre ombre et lumière, ne fait apparaitre un peu d’espoir qu’en petites touches impressionnistes. Qu’elle est lente cette fin du vieux monde, qu’il est difficile de changer de paradigme. On en est toujours au même point : à demander des comptes qui ne viennent pas, à espérer que le name and shame9 fonctionne, que le monde du vin passe un grand coup de balai et qu'enfin on s'y sente en sécurité… c’est en pure perte : le monde du vin ne connait pas la honte.
Nous voilà réduites à encore hurler dans le désert. A moins d’une véritable révolution.
Sauf le 8 mars, où entre deux papiers “le monde du vin se conjugue désormais au féminin” et “de plus en plus de femmes dans la filière”, on a droit à une page sur les inégalités.
On peut parler d’invisibilisation, de plafond ou de falaise de verre*, du manque de représentation dans les instances syndicales, des congés mat’, des différences salariales, de précarisation du métier, d’écoféminisme, de non-mixité, bref il y a foultitude d’angles à explorer, mais on continue de nous accorder trente minutes pour dire qu’il existe des femmes vigneronnes, ha ben merci, bravo, au revoir.
*La falaise de verre, un peu moins connue que le plafond de verre, c’est ce recours presque systématique à des femmes en cas de crise politique, économique, etc. Aucun homme ne veut s’y coller, donc on envoie les femmes. Exemple, Cresson première ministre, Wilmès première ministre, Harris appelée à la rescousse à la course à la présidence, Castets désignée par le NFP.
Par contre si vous êtes gros·ses ou handi·e, on n’imaginera pas que vous avez des besoins en termes d’accessibilité : inclure sur le papier, se prétendre intersectionnelles, ça ne demande pas trop d’effort, se confronter aux parpaings de la réalité et agir vraiment, c’est plus dur.
Quand il s’agit de toutes petites organisations, basées entièrement ou presque sur le bénévolat, on peut choisir de l’être aussi. Quand c’est un gros event, avec des sponsors, ou un appui financier quelconque, ça a déjà beaucoup plus de mal à passer: on se sent un peu les dindonnes de la farce. Quoi qu’il en soit, donner un peu de son temps et de son intelligence au service d’une cause empiète nécessairement sur le reste.
J’ai parlé il y a quelques temps des bienfaits des réseaux entre femmes, essentiellement pour cette raison. Après la chose politique, l’économique. J'ai plusieurs exemples très concrets en tête positifs ou négatifs mais oui, très clairement, si on joue le jeu de la solidarité et du partage, on peut obtenir de meilleures conditions.
Les ressources financières, de temps, de mode de garde éventuel, et de santé mentale. Pouruoi tant de militantes font-elles à un moment ou à un autre une sorte de burn-out militant, à votre avis?
Il est d’ailleurs amusant de constater que la seule étiquette qui se soit fait retoquer dernièrement ne l’ait pas été en raison de son sexisme, mais pour avoir contrevenu à la loi Evin.
On ne peut plus rien dire, ouin ouin, les entend-on récriminer à longueur d’édito, sur les plateaux et à la radio.
Non seulement il ne fonctionne pas, mais il renforce la victimisation chez les personnes dénoncées.