Le cinquième cavalier
Ce matin, j’ai scruté le ciel: il était bas, gris et morne. De grosses gouttes molles s’affadissaientt sur le sol de la terrasse, lustraient la pelouse qui a retrouvé un semblant de verdeur après cet été caniculaire. Et pourtant, un pied après l’autre, j’ai enfilé mes chaussures, double nœud habituel, j’ai complété ma tenue d’une veste imperméable, passé le harnais au chien et mis en route un podcast. 1
Puis je suis partie: un pied devant l’autre, les chevilles le matin un peu rouillées, mal réveillées ont du mal à s’articuler. Doucement, le corps gagne en souplesse: ça démarre de là, quelque chose se libère, se délie, et du mollet à la cuisse la jambe avance, les muscles tressautent, jusqu’à gagner la fesse2, les abdominaux, puis le haut du corps. Les bras en un balancier, les épaules se détendent, le souffle se régule.
Marcher, ça parait simple, évident: pourtant, trouver le bon rythme, la meilleure allure, ça demande quelques réglages. Au début, c’est difficile puis peu à peu, on dose force et fluidité, on amortit les chocs, on esquive ou on anticipe. Il y aussi les matins où vraiment, c’est dur. Aujourd’hui, ça l’était: la boue rendait mes pas hésitants, la pluie s’est faite cinglante, le vent compliquait les choses. Mais au moment où j’enlève le harnais au chien, puis ôte mes godasses, les différentes couches de vêtements, avant même de prendre ma douche, je me sens lavée du stress. 3
Je ne me souviens plus du jour exact, de la prise de décision: j’ai juste compris un jour que c’est ce que mon corps réclamait. J’aime le sport un peu brutal: j’aime avoir mal, la sensation du presque déchirement, le hors limite4. C’est pour ça que j’ai pas mal fait de musculation: cela ne nécessite rien d’autre que de vouloir aller plus loin, plus fort, porter plus lourd. A ce moment là, on met son cerveau sur off, rien ne compte que de maitriser la douleur, trouver le point exact où elle sera insupportable, où le corps dira stop. Je crois que c’est ce que je trouvais, gamine, dans la danse classique: je ne suis que rarement sortie d’un cours pas échevelée, les orteils en sang ou un pied bandé5. J’ai dansé sur blessure, l’adrénaline était plus forte qu’une déchirure des ligaments, je mettais mon corps à bout. Avec la muscu, je voulais la force, la puissance. Sauf qu’à ce jeu là, on ne gagne jamais: il y a toujours plus fort·e que soi. 6
Je n’ai plus besoin de ça: ce que je cherche, c’est l’équilibre. Plutôt que la brutalité, la rondeur du mouvement. Plutôt que la vitesse, la profondeur. En cuisine, c’est une des définitions de l’umami. Je l’ai déjà brièvement évoqué ici, mais je vous conseille pour un éclairage technique d’aller lire ceci, qui me mâche pas mal le travail. L’umami, c’est un peu le stade ultime de la bonne bouffe: on peut s’en passer, mais quand on l’ajoute à son quotidien, on perçoit alors tout un monde qui n’était pas là quelques secondes avant. Faites - c’est encore un peu la saison7 - un carpaccio avec plusieurs types de tomates, assaisonnez de sel, poivre, d’un peu de très bon vinaigre et d’huile d’olive. Bien sûr, c’est délicieux. Maintenant parsemez vos tomates de quelques anchois… ça n’a l’air de rien, un anchois, mais ça fait des miracles: le relief que va prendre votre carpaccio est dingue. Idem dans toutes les sauces à base de légumes, en écraser quelques uns grossièrement puis les y jeter donne un goût incomparable. Comme le parmesan râpé au dernier moment sur l’assiette de pâtes, la sauce soja en gros sploutch sur un riz parfumé ou des oeufs8…
La cuisine peut être très violente: saisir, rissoler, du beurre qui éclabousse et projette ses gouttelettes sur les avant bras, le hachoir qui s'abat, le mixeur qui broie, le tout assortis de bruits guerriers, tchac tchac. Elle peut aussi se faire lente, presque paresseuse quand il ne s'agit plus que de surveiller le bloblotement d'une cocotte. J'ai dit paresseuse ? En fait c'est tout le contraire : même la plus longue des cuissons demande de l'attention et une certaine tendresse. A surveiller son fourneau sans y être rivé.es, on a le temps de penser. Et s’offrir du temps à soi est un luxe que je ne boude pas.
Marcher seule est une liberté absolue: je profite de cette heure quotidienne à fond. Selon l’humeur, je peux écouter des podcasts féministes, policiers ou juste le bruit du vent et le halètement du chien qui court, le bruit de ses pattes sur la terre dure, être au monde comme je le veux pendant une heure, sans devoir me préoccuper d’autre chose que d’avancer. Marcher est une de mes chambres à moi mentales. C’est une forme de complétude, autant que peut l’être la dégustation d’un plat aux saveurs parfaitement agencées. Pour parvenir à ça, il faut se connaitre, comme pour parvenir à la recette parfaite, il faut connaitre sur le bout des doigts les saveurs et comment elles se répondent: sucré, salé, gras, acide, amer et umami, parfois avec une touche de piquant.
Ce qui joue dans la cuisine est une intimité, une proximité avec soi, qu’on donne parfois à voir et expérimenter aux autres: voilà pourquoi je ne crois pas aux recettes uniques et universelles, voilà pourquoi je ne crois pas aux classements comme “meilleures cuisines du monde”. Ce qui nous lie, ce sont nos sensibilités particulières, les histoires qu’on raconte en cuisinant, les souvenirs qu’on convoque, le futur qu’on invente.9
J’aime ainsi l’opportunisme en cuisine: si un temps j’ai prêché pour les “vraies recettes”, j’en suis revenue. Parce que je me rends compte qu’elles n’existent pas, elles ne peuvent pas exister: comme une langue évolue au fil de l’usage, la cuisine bouge, change et c’est tant mieux. On peut toujours déterminer certains marqueurs pour identifier une recette, des éléments qui doivent y figurer: haricots tarbais, couenne, saucisse de Toulouse. Des éléments optionnels: de l’ail, de la tomate… et des éléments qui n’ont absolument rien à faire là: du chocolat. Vous avez tous et toutes reconnu j’imagine ce plat régional alsacien? 10 Vouloir figer une recette, c’est comme enfermer quelqu’un dans une tour.11 La tradition souvent invoquée n’est qu’un prétexte pour imposer une morale, une façon de voir, un dogme. Et si l’on trouve parfois risibles les combats acharnés autour d’une vraie recette, on peut aussi s’interroger sur ce que ça dit de nous sur le plan politique: sommes nous si incapables de nous ouvrir aux autres, sommes nous si sûr·es de notre “bon” goût que nous n’en tolérons pas d’autres?
Gauche12, droite, il en est aussi question dans ce que nous mettons dans nos assiettes ou ce que nous pensons de la bouffe. Intrinsèquement, cela révèle ce que nous sommes capables de tolérer, ce qui nous est insupportable, notre flexibilité ou notre rigorisme, notre ouverture à l’ailleurs. S’accrocher à des recettes en les pensant immuables13, c’est vouloir que le monde ne change pas: c’est s’accrocher à des privilèges. On peut aimer profondément sa culture, la partager et accepter que d’autres s’en emparent avec leurs vécus et leurs idées: elle n’en ressortira que plus intéressante. A l'inverse, on peut - on doit - respecter les cultures culinaires d'ailleurs, essayer de les comprendre, et si pas de les assimiler (ne serait-ce que parce que d'une ce serait prétentieux, de deux il est parfois difficile de respecter les ingrédients, pas toujours présents localement, quand on ne signe pas carrément une appropriation culturelle 14) de les intégrer à nos réflexions et recettes. Si l’umami nous est resté si longtemps quasi inconnu - le concept d’umami car nous expérimentons depuis très longtemps cette saveur - c’est parce que nous restons fermement cramponné·es à l’idée que notre cuisine, notre goût européen représente l’alpha et l’oméga de toutes les cuisines, et que longtemps, nous n’aurions pu imaginer adopter un mot d’ailleurs pour définir nos sensations si familières. La cuisine italienne est bourrée d'umami, la riche cuisine française aussi, et pourtant nous n'avions pas de mot pour décrire cette sensation. C'est assez amusant d'ailleurs de constater à quel point nous nous targuons, francophones d'avoir à notre disposition un vocabulaire riche pour le vin par exemple alors que si l'on veut vraiment comparer, celui du thé en Asie est mille fois plus complexe et nuancé. 15
J'ai la chance d'avoir un bon bagage culinaire, et ce que j’aime en cuisine finalement c’est improviser. Comme je suis bien incapable de suivre un plan pour écrire un livre, je crois n’avoir jamais - ou presque jamais - suivi une recette à la lettre. 16 Pour ça, je n’hésite pas à piocher dans les techniques17 de toutes les cuisines que je connais et de faire à ma sauce. C’est ainsi qu’avec le reste d’un risotto “classique” j’ai fait des sort of arancini, roulés dans le panko et fourrés à la mimolette. Pas du tout académique, ni respectueux de la “vraie recette des arancinis”. Tant mieux: ça n’en était pas. Juste l’adaptation d’une technique et d’une recette à “ce que j’ai sous la main + ce que j’ai envie de manger”. C’était très bon: c’est tout ce qui compte non?
Quand je cuisine, je cherche l’équilibre, et je me rends compte qu’il peut venir de mille manières. Parfois mon goût de la provocation me pousse à monter le curseur: à moi le piquant qui est presque trop, l’acidité très marquée, ou l’amer présent. Taper dans un sac de frappe. Parfois, j’ai juste envie de tendresse, de cotonneux, d’un simple riz blanc à peine rehaussé de vinaigre de riz. Quasi fade. Nager en brasse coulée très lente, les muscles à peine sollicités bien qu’en action, le corps glissant dans l’eau, sans faire de vagues. Et d’autres, j’ai besoin d’un peu tout ça à la fois, et là je convoque l’umami, qui mieux que tout autre va relier les aliments entre eux, créer des ponts, articuler les saveurs, jouer le centre sans être la star. Marcher à bonne vitesse, les cuisses qui chauffent, le vent dans les poumons, l’odeur de terre mouillée, de feuilles, le chien qui jappe.
J'ai besoin d'umami en ce moment : c’est ainsi que j’ajoute un peu de concentré de tomates et beaucoup de parmesan à mes boulettes, que je fais des risotto moitié riz moitié céleri vert, que je mets des anchois dans mes plats mijotés, de la sauce soja sur des aubergines rôties avec du sésame, des champignons sautés dès que je peux18… Je ne crois qu’assez peu à l’instinct alimentaire quand on nous le vend comme régime, parce que si c’était si simple, personne n’aurait de troubles alimentaires, ou de problème de poids mais j’essaie au maximum d’écouter ma petite voix à moi. Pas uniquement d’un point de vue diététique ou nutritionnel: je mange ce qui me fait du bien, me réconforte, m’équilibre. Comme je ne fais pas du sport uniquement pour gagner du muscle ou de l’endurance mais parce que je réponds au besoin fondamental de mon corps d’être écouté. Plus je vieillis, plus je suis admirative non pas de mon corps en tant qu’objet esthétique (la gravité s’exerce sur lui comme sur les autres, il est plein de vergetures, de plis et de bosses19) mais de ce qu’il peut me permettre de faire: courir, nager, marcher, étreindre, aimer, jouir. La clé est peut-être bien là: aller chercher cette cinquième saveur, cette rondeur intime qui rend le tout un peu meilleur. Ce qui va nous rendre le plus heureux·se. Qu’il s’agisse de ce bouillon de poulet longuement mijoté (umami), de ces cacio e pepe (umami) ou bien de ces longues balades solitaires du matin sous la pluie (blues).
Les Couilles sur la table, Virginie Despentes que j’écoute mille ans après tout le monde, comme je lirais probablement Cher Connard mille ans après tout le monde, parce que je fais une overdose des avis des unes et des autres, entre dithyrambe et déception, j’attends que tout ça retombe un peu. Toujours est-il que je l’ai trouvé très juste, Despentes, assez lucide sur elle-même, son âge et les sujets qu’elle ne maitrise plus ou mal parce qu’ils échappent à sa génération, qui n’est pas si éloignée de la mienne.
Marcher ça te fait le cul bien rond, en plus du reste: j’ai beau ne pas faire ça pour ça, j’avoue que.
Avertissement ici: je ne recommande pas la marche comme moyen de soigner une dépression, ou n’importe quelle pathologie qui demande de véritables soins médicaux. Pour moi, qui vais bien par ailleurs mais suis soumise à un stress régulier, c’est un outil, parmi d’autres pour relâcher la pression et vivre plus sereinement.
Maso? Féministe hétérosexuelle, ça doit répondre à la question.
J’ai aimé passionnément danser, l’exigence que cela demande, mais je perçois maintenant combien le ballet classique (que j’ai pratiqué) est éminemment toxique pour les petites filles, en termes de normes autour du corps. Ces dernières années, le monde de la danse s’ouvre à de nouvelles figures, mais tout reste tout de même très blanc, très mince, très valide.
C’est marrant d’ailleurs parce que Despentes dans le fameux podcast parle de son rapport à la violence, à la colère, et de la façon dont on peut changer le monde. Vouloir y aller par la force alors que c’est la mécanique du système, c’est selon elle, se casser les dents. Reste à inventer une autre façon, c’est pas gagné.
Grosse actu sur les légumes en probable pénurie en hiver: les tomates. Ben oui, mais sous nos hémisphères, la tomate n’est pas un fruit d’hiver, sa saisonnalité pour reprendre un mot topchef c’est juin à septembre, grosso merdo. Donc si tu veux manger des tomates les autres mois de l’année, fais des conserves ou n’en mange pas en fait. Prochaine leçon: les fraises (et ça vaut aussi pour les pâtisseries qui proposent des tartes aux fraises toute l’année).
Passion pour les œufs ici, très souvent brouillés parce que c’est rapide, et que ça va hyper bien avec des légumes sautés, mais aussi en cocotte, en meurette, durs, pochés, mollets…
Et franchement ça s’annonce pas hyper funky: pourtant on pourrait réinventer tellement de trucs en passant par l’alimentation (la dégenrer, la rendre plus responsable, plus éthique, plus de gauche quoi) (merde, je suis découverte).
Quand on me demande ce que je pourrais faire de plus fou par amour, j’ai du mal à répondre. Par amour de la bouffe: inviter un gars du sud ouest trois jours chez moi pour (officiellement) cuisiner un cassoulet et m’apprendre à le réaliser, (officieusement) passer trois jours à bouffer, boire et faire des blagues nulles à base d’imitation d’accent des montagnes.
Et on sait que ça finit toujours mal, surtout si tu as des cheveux.
Je ne me suis jamais autant posé de questions sur ce que représente aujourd’hui la gauche, son spectre paraissant de plus en plus flou, tandis que j’ai des idées assez nettes de ce qu’est la droite.
Le carbonara gate par exemple, un marronnier.
En cuisine comme ailleurs, tirer parti d’une culture pour en faire du pognon sans que ça profite aux personnes issues de cette culture (et souvent d’ailleurs en la maltraitant au passage). Un sujet éminemment compliqué tant il est imprégné de racisme sous couvert de gentille colonisation/ hommage.
Dans les langues d’origine, la traduction simplifiant.
Avec d’ailleurs le problème suivant: quand je diminue la quantité de sucre pour en mettre “un peu moins”, je ne sais pas la fois suivante de combien de grammes se composait ce “un peu moins”. Je cuisine comme ma grand-mère pour qui les mesures en cuisine étaient : “un peu”, “une noquette”, “une bonne dose de”, “pas trop”, “un sploutch”…
Finalement c’est ce qui est le plus intéressant en cuisine: la technique. Sortir des ingrédients de la recette mais adopter la façon dont elle est constituée et se l’approprier.
Pluie, septembre, champignons: trio bienheureux.
C’est un truc dont je reviens petit à petit: non, tous les corps ne sont pas beaux, et n’ont pas vocation à l’être. Le prétendre est toxique. Il y a des corps moches, ridés, vieillis, plissés, accidentés et ce n’est pas grave. On s’en fout en fait. On peut s’apprécier, on peut ne pas s’aimer, voire se détester à d’autres moments, on peut correspondre à des normes ou pas, décider de s’en foutre ou pas, cela n’empêche que nos corps nous permettent d’exister, et ça, ça n’a besoin d’aucune justification d’aucune espèce. Le mouvement bodyposi s’est vidé de toute substance politique depuis qu’on y voit des femmes minces gonfler leurs ventres ou s’assoir de travers pour former des plis, ou de grands posts sur l’acception de soi avec une photo datant d’il y a dix ans. Pour autant, je continue à croire en la représentation: voir par exemple des corps gros dans l’espace public, les voir exister, dans un désir de séduction ou pas d’ailleurs, est toujours pour moi une respiration. On en est encore trop à voir des gros·ses jouer des rôles de gros·ses, constitutifs de leur histoire (aka la bonne copine/ la fille mal dans sa peau/ le vilain petit canard qui va glow up, etc). Les lignes bougent mais si doucement.