Y avait cette chouette émission de radio1, alors que nous roulions, la journée était grise mais là, dans le poste, autour de l’animateur, les voix s’échauffaient, défendaient le meilleur titre en rapport avec novembre. Sans grande surprise, c’est November rain 2 qui a gagné: probablement qu’on est une palanquée de meufs et de gars de ma génération à se souvenir parfaitement de cette chanson et du clip3, somptueux, l’église, les candélabres, la sublime Stéphanie Seymour, les clopes, des dizaines de clopes, le solo de Slash dans le désert. C’était l’époque des premiers crushs qui ne s’appelaient pas encore des crushs, des mots griffonnés passés de banc en banc, des intermédiaires de cour de récré, et subséquemment des chagrins d’amour. Dévastateurs et hebdomadaires. Il ne restait alors plus qu’ à écouter en boucle cette chanson parmi d’autres dans une playlist soigneusement composée sur cassette4, si possible le nez collé contre une vitre froide, avec la pluie dehors.
On n’a pas de gros chagrins d’amour en été par trente degrés sous un soleil radieux. Quand il fait froid, que le ciel est bas et gris, plombé et mieux encore s’il pleut, on peut se laisser aller à la débauche lacrymale, éparpiller des kleenex partout et se trainer partout en jogging deux fois trop large pour personnifier le désespoir.5 La faute aux romantiques (pas le groupe, n’est-ce pas): depuis que le vertige amoureux est devenu central dans nos vies au détriment de l’amitié, on a tous·tes une to-do list des choses à faire en cas de rupture, pots de glace à s’enfiler et chansons dramatiques à user.
Le pouvoir qu’à la musique de provoquer des flashbacks… Ce n’est pourtant pas ce genre de souvenirs douloureux qui est remonté, alors que la voix d’Axl Rose emplissait l’habitacle : je n’ai pas eu de grand chagrin en quittant R., en une phrase c’était plié et je suis passée à autre chose il y a vingt trois ans. La musique a fait resurgir d’autres moments : j’ai revu presqu’immédiatement la pochette de l’album des Guns qu’on écoutait en boucle, lui et moi, rouge et jaune. Use your illusion: il possédait le 1 et le 2, et m’a toujours soutenu que le 2 était bien meilleur. Je prêchais au contraire pour le 1 et je n’ai jamais voulu en démordre6: rien que pour November rain, il ne pouvait qu’être supérieur. Et puis la reprise de Live and let die. Et don’t cry, bien sûr. On ne se disputait jamais : je ne sais s’il avait l’élégance de me laisser le dernier mot ou juste que c’était sa nature de grand gars doux et timide de ne pas entrer dans le conflit.
Vingt-cinq ans plus tard, je revois la chambre mansardée, où nous passions le plus clair de notre temps quand nous n’étions pas en classe, le matelas à même le sol, le bureau sur lequel trônait - immense luxe à l’époque - un ordinateur, l’odeur musquée de sa transpiration d’ado pas encore dégrossi, de gamin gentil grandi trop vite, avec ses yeux immenses derrière les verres grossissants, ses jambes et ses bras longs dont il ne semblait jamais pouvoir quoi faire, ses épaules un peu voutées. Les très grands ont souvent ce défaut, surtout s’ils sont un peu introvertis: ils se replient, ils essaient de prendre le moins de place possible. Scoop: ça ne marche pas. Ce n’était pas encore un homme, il était dans cet entre-deux, où la peau garde du lait de l’enfance, mais avec un je ne sais quoi d’un peu acide. Son torse maigre, sur lequel le doigt pouvait dessiner chaque côte, ses hanches pointues, les traces d’acné persistant, comme si vraiment il ne pouvait s’arracher tout à fait au garçon qu’il était encore au fond, qu’il devait quitter, à regret. In the middle of. Je l’avais vu grandir avec moi, tandis que mes hanches, mes seins et mon envie de m’évader crevaient les espaces et il me raccrochait au monde, à la réalité de deux ados gauches s’empressant de devenir adultes sans en avoir les armes.
Nous passions donc des heures là-haut, à discuter de musique, à jouer à des trucs sur l’ordi et à faire ce que deux jeunes de seize ans, seul·es, peuvent faire quand on leur en laisse la possibilité. Nous faisions corps, avec une certaine urgence, car il fallait prendre tout ce qui pouvait être pris. On a souvent beaucoup de tendresse pour son premier amour: je ne l’aimais pas, pas vraiment, pas passionnément mais pourtant j’éprouve encore ce sentiment doux diffus pour les deux nigaud·es que nous étions; je me laissais aimer, toute émerveillée de sa gentillesse extrême, testant parfois ses limites pour m’assurer que sa loyauté était sans faille. C’était couard peut-être mais c’était confortable d’avoir ce statut de celle qu’on adore, indéfectiblement, malgré ses défauts, ses névroses, sa grande gueule, ses habits mal coupés, ses provocations permanentes, sa dégaine, son aversion pour l’ordre et pour les choses trop douces trop mièvres trop tendres.
Pourtant a posteriori je sais qu’il me fallait ça: un amour fade 7 comme une soupe à la farine, structurant parce que dépouillé. A première vue, ça parait une idée à la con, une soupe à la farine: du moins quand elle vous vient aux oreilles par une vidéo d’influenceuse comme il y en a mille sur le net, offrant à la multitude des recettes toutes plus bizarres les unes que les autres, parfois, avec des thèmes complètement fous, comme la Grande Dépression aux USA ou la pâtisserie rétro. C’est notamment la spécialité de Dylan Hollis qui s’est fait connaitre avec de courtes vidéos où il cuisine un gâteau choco-mayo 8 par exemple et beaucoup de trucs improbables à base de gelée. Dans la vidéo sur laquelle je suis tombée, cette blogueuse a choisi de s’intéresser à la cuisine mennonite. Pour le coup, ça ne faisait pas envie à cause de la réalisation pleine de grumeaux et de l’absence de saveur ou de valeur ajoutée. Et partageant ça sur twitter, j’ai eu des dizaines de mentions me parlant de variantes régionales, plus ou moins anciennes. C’est devenu fascinant:
En Corse, ça se fait avec de la farine de châtaigne et on appelle ça i brilluli mais on doit éviter les grumeaux quand même! Ce sont des recettes anciennes qu’on faisait pendant la guerre surtout avec ce qu’on avait sous la main
Je crois que c'est ce qu'on appelle les gaudes en Bresse. Ça peut être plus ou moins épais mais par contre c'est avec la farine de maïs.
J’ai un peu enquêté sur internet: l’occurrence la plus évidente, et celle qu’on m’a citée aussi évidemment c’est la soupe à la farine de Bâle, en Suisse. Intimement liée à l’histoire du carnaval, on la retrouve aussi en Alsace sous le nom légèrement varié de melhsuppa. A l’origine, elle était principalement servie au petit déjeuner dans les ménages bâlois les plus pauvres. Selon la légende, les jeunes Bâloises ne pouvaient se marier9 que si elles étaient capables de bien réussir la soupe à la farine. Celle-ci est composée de farine de seigle ou de froment, d’eau et de lait. On pouvait, en fonction de la disponibilité, également y ajouter des oignons, des herbes, du lard et de la moelle. En Suisse toujours, dans les Grisons, on trouve une autre sorte de soupe, la soupe d’orge des Grisons. peu chère, et à haute valeur nutritive, c’est le plat par excellence des montagnard·es, pour se réchauffer et se reconstituer.
C’est très loin de notre imaginaire de la soupe actuelle, comportant une grande proportion de légumes, et de nos potages d’aujourd’hui. Mais si on s’en réfère à son origine, la soupe10 désignait une tranche de pain sec ou grillé trempée dans du bouillon, du vin ou du lait, le plus souvent. Et pour des raisons pratiques, économiques ou de ressources, toutes les régions ont plus ou moins eu leur tradition de la soupe de farine, de gruau, voire de pain. En Pologne, c’est la zurek, dans le Périgord la soupe périgourdine. Les farines changent elles aussi, selon ce qu’on a sous la main, orge, blé, maïs, ou même sarrasin. Evidemment, plus le niveau économique des populations grimpe, moins ces soupes perdurent ou en tous cas elles voient adjoindre à leurs recettes des éléments plus “chers” comme de la viande ou du poisson. On a amélioré l’ordinaire mais la base est restée la même.
J’en ai découvert autant dans les pays de l’Est que dans le bassin méditerranéen, loin jusqu’aux Amériques. C’est une des choses qui me fascine le plus: on a beau avoir des cultures culinaires très différentes, d’un pays à l’autre, on retrouve toujours des éléments communs. Songez au pain: naan, baguette au levain ou pita, ce sont les mêmes éléments de départ (eau, farine, sel) et c’est la cuisson + le mode de préparation + la température de l’eau qui vont en faire des mets bien distincts. Mais à l’origine… Je l’écris souvent : manger c’est plus qu’ingérer des aliments, ce sont des bouts de nous qu’on partage et qui nous constituent. On mange notre classe sociale, nos bouleversements, notre famille, pour faire fonctionner la machine ou par plaisir, par pure nécessité physique d’avaler quelque chose ou pour combler un vide.
Vingt cinq ans plus tôt donc. Faire avec ce qu’on a. Ce qu’on peut. Avaler une soupe à la farine, être dans ses bras. C’est une époque dont je n’aime pas trop me souvenir: c’est vrai qu’il y avait cette ouate, ce cotonneux contre son torse, l’impression d’être toute petite.11 Mais c’est aussi le moment où on m’envoyait dehors et tant mieux si je pouvais y prendre un repas. Chez les copain·es, les grands parents, peu importe tant qu’il y avait un couvert de moins à table. Parce que chaque pièce était comptée, parce qu’alors que s’alignaient les courses sur le tapis, il fallait calculer mentalement la somme et s’apprêter à ôter un ou plusieurs éléments selon l’ampleur de l’erreur. J'essayais de tourner ça à la dérision, d'en faire un stupide jeu contre moi-même mais je ne faisais pas illusion: retirer un truc "inutile" du tapis était toujours humiliant. Nous partagions la configuration maman solo, petite maison de cité, job pas folichon mais il y régnait une tendresse qui faisait défaut chez moi. Chez moi, il y avait de la tension, en permanence, parfois consommée. Au quinze du mois, on se croyait le trente déjà: il fallait ruser, trouver des stratagèmes. C’était ma soupe à la farine, avalée avec la glotte serrée. Si j’ai la chance maintenant de ne plus avoir de problèmes d’argent12, le grand luxe de pouvoir choisir de cuisiner à l'extrême simplicité13 ou de faire plus élaboré, je crois que je n'oublie jamais d'où je viens et ce goût de manque qui restera toujours présent.
Pour lui qui a su avant les autres m’aimer sans cris, sans rien me demander que je ne pouvais lui donner, j’ai beaucoup de gratitude. En y repensant, c’était en quelque sorte ma soupe à la farine: la fadeur dont j’avais besoin.
Ca s’appelle “bagarre dans la discothèque” et rien que le titre: ça passe sur la Première, la radio belge, et en gros deux personnes s’affrontent. Le but: proposer la meilleure chanson autour d’un thème donné, avec de la mauvaise foi et des jeux de mots si possible. Mon goal ultime c’est d’y participer un jour mais ça ne se fait qu’avec des gens connus, donc bon.
Je continue d’écouter cette chanson très premier degré, jugez moi, rien à foutre. Elle a la grandiloquence à la limite de la caricature que je n'ai jamais cessé d'adorer. Parce que c'est diablement efficace, surtout quand t’as besoin d'élargir un peu le plan.
Je le trouvais méga mignon à l’époque AXL Rose, ce que je ne m’explique pas parce que je n’ai jamais pris de drogue, je n’ai même pas cette excuse.
C’était une gymnastique de ouf: soit on possédait déjà des cassettes, et il fallait les copier au moyen d’un double enregistreur et de beaucoup de patience, soit il fallait enregistrer au petit bonheur la chance des diffusions radio: il était nécessaire d’être assez rapide pour appuyer sur record juste au démarrage de la chanson, puis stopper proprement. Une fois tous les enregistrements faits, copier à la main chaque titre et artiste sur la jaquette de la cassette. Dessiner quelque chose de mignon dessus ou colorier celle-ci. Recevoir une vraie playlist personnalisée, ça avait une valeur: des heures à patienter pour chopper le bon morceau, assembler un truc qui aie de la gueule, donner une cohérence à l’ensemble, sans pouvoir changer l’ordre des morceaux. Puis une fois achevée, la filer à l’élu·e pour qu’on l’espérait, elle soit écoutée et rembobinée, puis réécoutée et … jusqu’à ce que le ruban cède. Autre chose que de créer des playlists sur Deezer croyez moi.
Avoir le sens du drama, ou pas.
Ne discutez jamais avec moi de musique, de bouffe ou de littérature: sauf si vous êtes prêt·es à abandonner vos idées qui sont forcement moins bonnes que les miennes (au championnat de mauvaise foi, je gagne aisément).
Ce n’est pas très populaire de faire l’éloge du fade en cuisine, du moins ici. En Asie par exemple, culture différente, le fade fait partie intégrante de la gastronomie, et c’est même tout un art.
On peut bien se moquer des pêches au thon, vraiment
Les attentes sur les femmes, alors que demande-t-on à un homme pour qu’il puisse se marier? Même pas couper des bûches !
Ce mot, issu du francisque suppa, enregistré par le supplément du Dictionnaire de l’Académie en 1694, était pourtant employé dès le XIIIe siècle comme en témoigne le Mesnagier de Paris, ou d’autres écrits. Plus tard sont venus les consommés, potages et autres bouillons, qui se différencient par la taille des légumes, le fait qu’ils soient passés ou non, et la liaison ou non avec de l’œuf ou de la crème.
J’ai un vrai problème de taille, longtemps je n’aurais même pas pu jeter un oeil sur un homme de moins d’un mètre nonante: je me soigne.
Je ne suis pas “riche” loin s’en faut, mais je considère qu’avoir un toit, et ne pas devoir calculer au cent près quand il s’agit de manger / se vêtir ne fait pas de moi quelqu’une à plaindre.
Je crois d’ailleurs que c’est ce qui m’effraie: à l’heure où de plus en plus de gens deviennent de plus en plus pauvres, où les banques alimentaires peinent à suivre les demandes, voir des gens recréer “pour le fun” des recettes ayant trait parfois à une extrême précarité est compliqué. Bien sûr, il y a un intérêt, historique, gastronomique, culturel, mais il ne s’agit pas juste de “recettes”. Il s’agit aussi de la vie de gens durement impactés par la pauvreté/ la crise. Dans les commentaires sur twitter, une réflexion a fait jour: oui, ces “soupes à la farine” comme les bouillons sans légumes ou les pâtes à rien répondent à la nécessité de bouffer au prix le plus bas possible. J’écris intentionnellement bouffer, pas se nourrir, parce qu’il est inconcevable pour moi que dans des sociétés comme les nôtres certaines personnes aient à peine de quoi survivre.
«Le pouvoir qu’à la musique de provoquer des flashbacks…» Quel hasard. C'est justement le sujet de mon dernier texte. Mais j'avoue être plus mélo que toi! ;-) Je me suis pas mal reconnu dans ces deux nigauds. Je reconnais aussi tes référents, ce qui trahit mon âge! https://sansdireunmot.substack.com/p/la-planque-a-libellule
je ne partage rien de tes reférences , Axl, Slash, enz, mais c'est hot ( j'ai chaud). Parce que je me revois dans ton évocation de ces 2 nigauds malhabiles.
la soupe à la farine je la vois comme la soupe au caillou, on l'améliore au fil du temps_ou pas;)
merci pour ce beau texte qui fait voyager.