On devient ce qu’on mange: finis ton boudin!
Ou ta quiche, selon. Boutade évidemment avec ce choix d’ingrédients mais pas bien loin de la vérité. Bien sûr que ce qu’on met dans son assiette n’est pas qu’histoire de goûts. C’est aussi un contexte, un choix (ou un non choix), des moyens ou non, une certaine culture, le patriarcat… Quoi? Je sais qu’il existe - surtout chez les hommes HSBC1 -un sentiment de liberté individuelle plus forte que tout. Allez dire à un homme que son goût pour le barbecue ou les matches de foot ne relève pas purement de son choix individuel mais bien d’un système viriliste qui l’a imprégné très tôt et entendez le hurler contre ces “connasses de féministes qui voient tout par le prisme du genre alors qu’elles feraient mieux de faire la vaisselle et de nous apporter une bière”. La “polémique” créée par la phrase de Sandrine Rousseau l’illustre bien: que dire d’ailleurs de ces résistants qui ont vaillamment posté des photos de barbaque carbonisée/ suintant de gras/ encore crue (biffez la mention inutile)? On pourrait souligner que l’on a vu les mêmes réactions débiles vis à vis des musulman·es. 2
Je ne peux m’empêcher de penser que si des extraterrestres découvraient notre monde à l’instant T, ils auraient bien du mal à nous comprendre et se barreraient vite fait. 3 Du côté des intellectuels à la prose aussi poussive que le transit on croit plus malin de déterrer cette bonne vieille Sand (pas moi, l’autre) pour attaquer Rousseau (Sandrine, pas l’autre). Le lien entre consommation de viande et genre est documenté depuis longtemps, des tas de gens se sont penchés sur cette thématique qui n’a rien d’anecdotique. Lisez les deux livres de Nora Bouazzouni, Steaksisme et Faiminisme qui explorent les dynamiques mises en œuvre et surtout quelles implications concrètes cette répartition genrée de la bouffe a sur nos vies. Même Charal (oui, mmmmmmh Charal) a lancé un meatlab sur le sujet. 4 Il n’y a donc absolument rien de nouveau sous le soleil: quand ça devient un sujet de sketch d’une humoriste plutôt consensuelle, on ne peut pas imaginer la déflagration de ces derniers jours sur les réseaux sociaux.
Pourtant, on a assisté à une sorte de torrent de commentaires de bonshommes tous plus consternants les uns que les autres. Entre les mascus classiques, les gars de droite ou d’extrême droite (d’ailleurs spoil, ce sont souvent les mêmes) et les “bons gars” qui ne voient pas le problème parce que “ma femme cuit les steaks et ma fille mange des tartares” les réseaux sociaux étaient un tout petit peu fatigants. Le manque de recul, la confiance en soi, et l’absence de réflexion pour imaginer que votre expérience personnelle prime sur des études, sourcées, chiffrées et menées par des scientifiques me fument toujours. 5
La viande est la base de notre régime alimentaire : encore plus si on est un homme.
Depuis mai et la propagation de la grippe aviaire, les éleveur·ses de canard s’inquiètent d’une éventuelle pénurie. Et là, boum, solution magique. On préfère encore remplacer le poulet par du canard que de choisir la solution la plus simple: se passer de canard.6 Je l’ai déjà évoqué: les repas à la maison, pris en commun ou en solitaire, ont différentes tournures : il faut dire que je vis avec un homme déjà, ex-boucher ensuite. Notre consommation évolue mais je me rends compte combien il est difficile, même à l’échelle individuelle, de changer des comportements alimentaires qui sont dictés quasi depuis l’enfance.
La viande, c’est ce qui rend fort, la salade c’est pour les vaches.
Vivre avec une féministe, même une enragée7 comme moi ne suffit pas à éradiquer complètement de son foyer le patriarcat et des siècles de domination masculine. 8 Même pas dans l’assiette: c’est peut-être bien l’écologie et la nécessaire préservation des ressources qui réussira là où j’ai échoué. Car ce débat9 sur le barbecue dépasse largement le cadre anecdotique où on veut le cantonner. L’alimentation est un domaine qu’on ne peut exclure de nos réflexions sur la société future: on peut le prendre par plusieurs bouts. 10
S’alimenter est absolument nécessaire, on n’y coupe pas: c’est - ça peut l’être - un plaisir. Mais c’est aussi politique. On sait toutes et tous que les changements climatiques sont là, et que si l’on veut lutter contre, il va falloir se bouger le cul. Diminuer la consommation de viande et privilégier les produits locaux ne semble pas sorcier sur le papier.11 Pourtant moins on a de moyens, moins on a le choix de s’alimenter correctement. C’est aussi contre ça qu’il y aurait lieu de gueuler: produits ultra transformés, bourrés de saloperies, légumes hors de prix, et régime alimentaire plutôt très déséquilibré. 12
On a glosé sur le fait que limiter la consommation de viande n’aurait d’impact que sur les riches, que les pauvres n’ont pas les moyens de se faire des barbec’ d’entrecôte et que donc c’est un faux problème, presque un caprice d’écolos13. Sauf que les études comme celle de l'Anses, en 2017, observent que la consommation de viande est encore fortement liée à la classe sociale. Spoiler alert: ce sont les classes les plus défavorisées qui consomment le plus de viande alors que les plus nantis mangent davantage de légumes, fruits ou encore fromage. Etonnant? Pas tant. Rien ne change vraiment: les pauvres ont toujours consommé de la viande, malgré les idées reçues, c’est la nature de cette viande qui la différenciait de ce que mangeait les riches. Bas morceaux, abats, viandes fumées ou bouillies plutôt que fraiches, les bases de l’alimentation étaient quasiment les mêmes (légumes, racines, céréales, légumineuses, herbes, fruits + viande, fromage et œufs), seules la qualité/ quantité des éléments et leur fraicheur différenciaient l’assiette du riche de celle du pauvre. Et en plusieurs siècles, les choses n’ont pas tellement bougé: l’industrialisation de la bouffe est passée par là, mais n’a pas fondamentalement révolutionné le monde. Manger sain, c’est presque toujours affaire d’argent et de temps et donc : moins t’en as, plus c’est difficile.
Concernant la viande, c’est encore plus flagrant, parce qu’il existe une différenciation essentielle entre la viande “pour riches” (l’entrecôte par exemple, ou le filet) choisie chez le boucher ou l’éleveur, "saine" et de filière "responsable" et la viande à bon marché de mauvaise qualité. 14 Les foyers les plus modestes (15% de la population) achètent 28,3% de l'ensemble des viandes surgelées consommées en France. Ils consomment donc 5 fois plus de viandes surgelées que que les foyers les plus aisés (15% de la population). Et donc un corolaire un peu vicieux: le riche qui mange de la viande n'a pas la sensation de commettre un acte néfaste puisqu'il achète "éthique". Cela peut donc rester un plaisir, une liberté défendue à grands coups de hashtag et de photos sanguinolentes. Cela donne d'ailleurs ce genre de communiqué de presse:
Regardez bien, tous les codes sont là: respect, bien-être animal, flexitarien, healthy, protéger la planète…
Pour les moins nanti·es, c’est un autre souci. Prenons la mythique fricadelle, une sorte de saucisse vendue chez nous en friterie. Si on examine sa composition, elle est faite à partir de viande de poulet mécaniquement séparée; pour expliquer en quoi cela consiste, il s’agit de ce qu’on récupère sur les carcasses qu’on gratte, avec laquelle on réalise une sorte de pâte qu’on va densifier et aromatiser avec du gras, des épices, des additifs, du sel, bref de viande il n’en est quasi pas question. Pourtant, la fricadelle a la côte: pas chère, elle donne l’illusion de manger quelque chose de nutritif parce que c’est “une viande”. C’est dire à quel point nous sommes lobotomisés: 30% d’eau, 25 % de viande séparée mécaniquement, le reste en additifs. Intérêt nutritionnel: proche de zéro. Pareil pour les nuggets, ou encore les steaks hachés, qui contiennent parfois plus de soja et de flotte que de protéines animales.15 Il suffit que quelque chose de vaguement carné apparaisse dans l’assiette pour qu’on l’imagine “équilibrée”. Au 19e siècle, c’est ainsi que Liebig cartonne: songez donc, donner un “jus de viande” aux ouvriers va forcément accroitre leurs performances au travail. Là où le genre rejoint la classe, c’est que la viande (et ses meilleurs morceaux s’il y en a) sont réservés aux hommes, les femmes passant derrière pour gratter les os. Cette habitude a persisté longtemps.
Estampillée du mot “viande” n’importe quelle préparation gagne presque de facto son médaillon “bon pour l’alimentation”. Presque, parce qu’un steak de soja c’est mal. Un steak contenant un peu d’ersatz viandard mais surtout beaucoup de soja et de flotte, c’est bien. Cherchez la logique, y en a pas.
Faire le marché pour acheter des légumes frais, puis les nettoyer, découper, préparer et ensuite équilibrer un menu uniquement végétal en trouvant le juste apport en fibres, vitamines, protéines demande une éducation plus précise que se fier au triptyque viande + légumes + féculent. Le net regorge de sites vantant une cuisine “saine, économique et pas chère”. Et ils ont tous le même mantra: “acheter local, de saison et cuisiner soi-même”. Simple, non? Sauf qu’inaccessible pour des tas de raisons, pour des tas de gens.
Manger a un coût minimum.
« Pour un même niveau d’apport énergétique, plus le coût estimé de la ration (en €/jour) est faible, plus la quantité de fruits et légumes consommés (en g/jour) est faible et plus la densité énergétique (en Kcal/100 g, indicateur de mauvaise qualité nutritionnelle) est élevée. Les personnes qui “payent” moins cher leur énergie ont une alimentation de forte densité énergétique, et surtout des apports énergétiques plus élevés et des apports en vitamines et micronutriments plus faibles que ceux qui “payent” leur énergie plus cher ».
Ce qui veut dire c’est que plus vous économisez sur ce que vous achetez pour bouffer, pire vous mangez. Plus c’est transformé, moins vous payez, mais moins bien vous alimentez la machine. Qui au final… vous fait raquer. Donc dire “diminuez la quantité de viande consommée” ne suffit pas, en tous cas pas pour les plus précaires. Celleux16 qui ont les moyens et le temps à consacrer à cuisiner, faire leurs propres conserves, celleux qui ont les connaissances et ressources nécessaires pour adopter un menu végétarien ou en partie végétarien sans trop de difficultés ne représentent qu’une partie du problème. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les encourager à modifier leur alimentation, mais c’est presque la part la plus facile du job, celle qui ne repose que sur des choix individuels.
Je suis une privilégiée, à bien des égards: j’ai la formation nécessaire pour cuisiner sans viande / produits carnés, j’ai le temps (un peu moins d'une heure en cuisine tous les soirs et au moins trente minutes le matin), mon budget bouffe est confortable. Je peux choisir de très beaux légumes, comme ces magnifiques aubergines italiennes qui me donnent de suite envie de cuisiner. Si je passe à un régime végétarien, ou en tous cas le moins carné possible, ça ne demandera pas un énorme sacrifice, hors interroger certaines habitudes, ce qui convenons en n’est pas le plus terrible.
S’occuper de sa santé est un loisir de richous
Quand on n’a pas à trimer à l’usine, ou à faire n’importe quel boulot de merde sous-payé, on peut faire du yoga, écouter des podcasts inspirants et hésiter entre combawa ou cédrat pour pimper une salade. On peut aussi se soigner, prendre des rendez-vous médicaux, faire des check-ups. Et décider de modifier son alimentation pour faire baisser son cholestérol comme on change de culotte. Parce qu’on peut. Celleux qui bouffent de la nourriture hyper transformée, plus de graisses, moins de légumes, de la viande de mauvaise qualité sont bien conscient·es que ce n’est pas très bon pour leur santé: ainsi l’obésité17 explose dans les classes sociales les plus défavorisées. Manger à (très) bas coût se paie: cette relation parfois appelée « gradient social » est observée pour tous les indicateurs de santé, non seulement l’espérance de vie et la mortalité, mais aussi la plupart des pathologies telles que le diabète, les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, l’ostéoporose, la santé bucco-dentaire et certains cancers. Et bon appétit bien sûr!
Donc l'autre question qui se pose est comment nourrir tout le monde, sans exception, de manière saine, rassasiante en végétalisant au maximum l'alimentation tout en restant abordable. Le constat est simple, plus on descend dans les classes sociales, moins on a le choix de son régime alimentaire. 18 Il ne suffit pas de dire aux gens sans moyen, ne mangez plus de viande: il faut leur donner des alternatives.
Déconstruire les questions de genre autour de la viande est nécessaire: cela permettrait de rendre le régime végétarien (voire végan) acceptable pour toute une catégorie de personnes qui ne l’envisage actuellement pas même une seconde. Pour les autres, c'est tout un système qu'il faut faire exploser. Le sujet est complexe, et à la croisée des questions de genre, d’écologie, de lutte sociale et de santé.
Je me demande, du coup, si la vraie solution ne serait pas de manger les riches? Excellente source de protéines, m’est avis et puis ça débarrasse. Au barbecue, si vous voulez.
HSBC est un acronyme couramment utilisé dans le milieu queer. Il fait référence à l’homme blanc, hétérosexuel (traduction française de « straight ») et cisgenre (le contraire de transgenre). Source
Niveau de réflexion de Jean Mi caca boudin: moins que zéro.
Ca et le fait que David Guetta et Jonathan Cohen soient une seule et même personne apparemment.
Je n’ai pas capté le jeu de mot de prime abord, et puis j’ai fait haaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaan. Faites le aussi.
Tiens d’ailleurs, on oublie la fonction fumoir des barbecues, des aubergines marinées puis fumées, un délice mais je m’égare.
J’ai conscience qu’il s’agit d’une filière de production, et que des gens en vivent. Mais peut-être faut-il s’interroger sur la façon dont ces élevages sont touchés (plus il y a de volatiles confinés plutôt qu’au grand air, pire c’est… piste de réflexion?)
J’ai encore eu droit à un laïus sur le fait que j’étais trop radicale et que je ne laisse pas leur chance aux hommes de bonne volonté. Permettez moi, après m’être bien tanné le cuir d’expériences plus ou moins sordides, d’attendre qu’ils fassent leurs preuves avec des actes concrets plutôt que d’applaudir directement à chaque discours censément proféministe (et qui en fait n’est que le minimum syndical qu’on attend des êtres humains).
C’est un boulot de tous les instants, et un équilibre difficile à trouver: je ne suis pas la première féministe hétéro à le soulever, loin de là. Quand on y arrive c’est comme battre le boss de fin de jeu?
Cette absence de débat plutôt, puisque d’un côté nous avons des journalistes, des sociologues, des spécialistes formées au sujet, et de l’autre Jean-mi Barbecue dont la seule légitimité semble être qu’il a un barbecue et un décapsuleur.
Loin de moi l’idée de faire une blague sur les bouts (en train).
Si on arrive à faire taire Jean-Mi Constipation, parce que oui messieurs manger trop de viande est mauvais pour votre colon.
Ce qui tombe bien puisque comme chacun sait les femmes sont multi tâches: on peut donc lutter contre les discriminations liées au genre, à la classe, à la sexualité, la race ou l’handicap tout en militant activement pour l’écologie et en brûlant le capitalisme. Après ça on a bien mérité une bière, je vous jure.
D’après les Vrais Hommes TM on reconnait l’écolo à sa capacité à ouin-ouin … Admire.
Voire ne contenant pas de viande cf cet article.
Lu cette semaine, une entreprise néo-zélandaise tente de mettre au point des steaks végétaux… à base de résidus/ restes de végétaux.
Une pensée pour le boomer qui a été “défrisé” par mon usage de “celleux” dans un thread sur la conservation du vin qui a beaucoup circulé. RIP.
Maladie multifactorielle, elle résulte de l’intrication de plusieurs facteurs − alimentaires, génétiques épigénétiques et environnementaux − impliqués dans le développement et la progression de cette maladie chronique. La pauvreté seule n’explique pas l’obésité mais elle la favorise clairement.
On arrive là à un débat plus large qui est celui de l’équilibre entre écologie et société. Demander aux pauvres de faire des économies d’énergie, et de faire pipi dans la douche c’est presque une blague, vraiment. D’abord, je vous assure qu’éteindre la lumière dans les pièces où on n’est pas, ne pas laisser couler l’eau en se brossant les dents, ce sont des gestes qu’on apprend très vite et très tôt quand on n’a pas de moyens, parce que c’est juste du bon sens. Comme celui de ne pas chauffer son palace de 240 m2 à 24 degrés.
newsletter éminemment politique qui interroge tous azimuts. bravo .
Moi aussi ça m'a énervé ces réactions degré zéro au propos de Sandrine Ruisseau qui relevait une constatation avérée depuis des années.
j'ai lu des "pour" des "contre"* mais pas ( jusqu'à ton article) de réflexion articulée.
Au lieu d'être influenceuse en vins bleus et bières super tu aurais dû être journaliste Sand