Sur les comptoirs des magasins, il se passe parfois de drôles de choses: certes on y pose des achats, on devise par dessus du beau temps ou pas, on prend des nouvelles des enfants, de la vie en général, on défend passionnément une bouteille de gamay et puis parfois, on fait du troc. Vins contre bières, bières contre bières, vins contre vins. D’autres choses aussi: des cèpes tout juste cueillis, encore frais du bois. Des livres. Et puis il y a quinze jours une dame qui passe occasionnellement et avec qui j’ai plaisir à discuter, m’a déposé des coings. C’est pas franchement beau un coing1: c’est moche et en sus ça ne se mange pas cru, faut le peler, le bichonner, le faire frémir, puis rosir. Sans être franchement compliqué, le coing demande un peu d’apprêts. De suite j’ai fantasmé le tajine aux coings goûté une fois des mains expertes d’une cuisinière au Maroc, le genre de plats qui contente ton ventre et ton cerveau, parce qu’il t’emmène à la fois loin, et tout près, chercher une saveur d’enfance toute auréolée d’épices.
Et puis le quotidien étant ce qu’il est, j’ai laissé mes coings au coin, jusqu’à la semaine dernière. Parce que la dame est revenue. Avec une autre cargaison de coings. Qu’elle a déposé d’autorité sur le comptoir, je n’ai pas eu le choix: quand la vie te donne des coings, tu ne cherches pas à mettre des carrés dans des triangles. Pour des raisons logistiques difficiles à expliquer, j’ai un peu laissé tomber l’idée du tajine2 pour me concentrer sur “la gelée”.
M’est revenu le souvenir de ma marraine qui adorait ça : quand j’allais la voir sur le temps de midi dans la minuscule maison dans la toute petite impasse en centre-ville où on m’avait collée à l’école sous prétexte que je ne foutais rien à celle du village me reposant sur mes acquis et mes coudes ronds, j’avalais indifféremment des tartines de gelée de coings ou de bolognese3 froide, les deux me “goûtant”4 comme si c’était des mets rares. C’est bizarre, la vie: des années que je n’avais plus pensé à la cuisine minus, aux tapis berbères, aux dalles bleues mal ajustées et aux fenêtres longtemps garnies de papier journal avant qu’elle n’y accroche des tentures lourdes en velours. Marraine était une personne pragmatique et rose, tout en elle n’était que douceur et mots chuchotés: elle était reposante. A l’école, c’était une période compliquée: j’avais débarqué de ma cambrousse, au milieu de fils et filles de bourges, un peu pète-cul, je n’avais aucune habilité aux interactions sociales 5, je n’étais pas particulièrement moche mais pas jolie non plus, et j’avais de trop bons résultats pour être cool, bien que pas assez bons pour être la première de classe incontestable qui m’aurait assuré une place. C’est difficile d’être dans le ventre mou, et de n’avoir que pour seule spécificité d’être la nouvelle. Les nouveaux, on ne les aime pas: ce n’est pas forcément de la méchanceté, c’est juste que le troupeau est un troupeau, qu’il a ses solidarités, ses mis-de-côté, et que vouloir changer ses règles, c’est trop ambitieux quand on a dix ans. J’ai lu des dizaines de livres à cette époque: je lisais au réveil, en petit déjeunant, en marchant vers l’arrêt de bus, dans la cour de récré: parfois je poussais le vice jusqu’à lire plusieurs romans en même temps. Tout ce qui passait, tout ce qui pouvait s’avaler pour couvrir les cris des jeux de ballon, de l’élastique ou des billes qui s’entrechoquaient, des disputes inévitables qui éclataient et la voix terrifiante du professeur de français, méchant comme une teigne au participe passé.
Donc dès que je pouvais, je prenais mon livre, mon sac et je filais à pied, traversait les ponts glacials en hiver, le vent s’infiltrant partout, un froid si mordant que parfois il me coupait le souffle, et je retrouvais Marraine, sa petite maison de guingois que j’adorais. On avait une bonne heure devant nous, seules: elle savait quand j’arrivais, tirait la chaise, poussait vers moi une tasse de thé brûlant, du pain turc6 que je ne mangeais que là. Je me souviens très bien des petites graines de sésame, de la mie un peu particulière, de la gelée de coing collante et rose, et d’elle qui mettait de la musique, Maurane7 le plus souvent. L’heure semblait parfois s’étirer dans de l’ouate, parce que tout était doux et rose chez elle, jusqu’à ce que l’horloge brutalement pointe les treize heure quinze, et là il fallait s’emmitoufler, vite glisser un baiser sur la joue rebondie et tiède de Marraine, reprendre mes affaires et filer retrouver les conjugaisons et les classes aux plafonds bien trop hauts. Ça n’a pas duré car elle a déménagé pour une maison plus grande, plus loin: je n’y avais plus mes habitudes, c’était devenu un endroit qu’on visite, où l’on s’annonce avant au téléphone, avec une grande grille intimidante aux bouts pointus, et des escaliers glissants. Marraine s’est mariée, a eu des enfants et à partir de là tout a été différent. Je suis devenue adolescente, j’ai porté des jeans déchiré, j’ai lu moins de livres, oublié les tartines de coings, commencé à me faire des amis, que des garçons et à fumer : j’ai oublié de téléphoner, j’ai pris moins de nouvelles et peu à peu nos liens se sont distendus.
Quand j’y songe, à la toute petite maison chamallow dans la minuscule impasse, ce n’était rien qu’une petite heure, un peu de sucre sur du pain, rien que de la musique pour pleurer et sourire en même temps mais c’était précieux.
J’ai très rarement mangé de la gelée de coing après cette période, et pour tout dire, j’en avais presque oublié le goût. C’est Maurane qui m’y a fait repenser, l’album Ami ou Ennemi8 qui m’a ramené à la table de récup’ griffée et toujours bancale, à l’odeur des batônnets d’encens et du patchouli, aux fenêtres placardées de journaux. Plus de trente après, il a suffi de quelques notes pour me coller cette espèce de nostalgie sur les doigts: l’envie de redevenir, juste pour ces heures volées dans la maison minuscule, cette petite fille gauche, mal fagotée et dans sa peau, aux ongles rongés et aux yeux cernés de lectures nocturnes. Je n’aurais pas pu acheter de la gelée de coing du commerce: ça n’aurait pas été pareil. Je me suis appliquée donc: peler les coings, les épépiner, les couper en morceaux. Préparer les bocaux, les stériliser. Puis cuire et laisser prendre. 9 Cuisiner pour occuper ses mains, pour habiter un souvenir: peu à peu on gagne un rythme, une musique et les gestes deviennent naturels et familiers.
Grâce au troc, à la gentille dame et à Maurane j’ai désormais deux beaux pots de gelée, la musique dans les oreilles, des tartines savoureuses le matin, et surtout je peux dire qu’il y a toujours un coing qui me rappelle mes dix ans chez marraine.10
Le coing est une sorte de mix entre une poire et une pomme pour celleux qui n’en ont jamais vu, c’est le fruit du cognassier, ce qui nous rend parfaitement légitimes à l’insulter d’espèce de cognasse s’il est trop dur à peler.
Bien que non, j’ai fini par cuisiner un peu de coings en tajine en mode impro, avec du potiron, du poulet, des amandes grillées, mais ce n’était pas du tout le plan de départ.
La sauce à la belge, qui ne ressemble que de très loin au ragù italien originel (et non, ce n’est pas de l’appropriation culturelle, mais on en reparlera). Je n’ai mangé de la bolognese froide sur mes tartines que chez elle, je n’ai pas connaissance de cette pratique ailleurs, elle en conservait toujours un bol exprès.
Belgicisme, l’expression “ça me goûte” pour dire “je trouve ça délicieux, ça me plaît” qu’on parle de bouffe, ou même d’autre chose.
Je ne suis pas beaucoup plus douée maintenant, je feins juste mieux. Je suis devenue sociable pour la façade mais j’ai très peu d’ami·es, de gens avec qui je me sens réellement très en phase ou très liée.
Les merveilles d’un quartier multiculturel et plus tard, d’avoir un oncle berbère: goûter très tôt à des saveurs très différentes de celles de la maison, en développant la curiosité pour ce qui se fait ailleurs, comment on le cuisine. Parmi ceci, le pain: presque toutes les cultures ont au moins une forme de pain (farine, eau, sel) et je trouve fascinant de voir comment en jouant sur des variantes (t° de l’eau, sorte de farine, levain, t° du four, type de four ou cuisson à la poêle, …) on peut obtenir des choses si différentes.
J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour cette chanteuse, morte vraiment trop tôt.
Cet album… parce qu’il contient le prélude de Bach, mentir, du mal, décidément, ça casse, que des merveilles.
L’astuce c’est de garder peau et pépins, et de les mettre à cuire dans un tissu fin dans une casserole où on a mis la chair de coings et bien couvert d’eau. Quand ils sont fondants, on récupère l’eau de cuisson, et on laisse égoutter la chair de coing, au moins une nuit. On peut presser le torchon contenant peau et pépins aussi (ça récupère un max de pectine). Ensuite, avec tout le jus obtenu, on ajoute le même poids en sucre et on met à cuire doucement en remuant de temps en temps. Pour savoir si ça prend, on met une assiette au frigo, et on coule une cuillère de gelée, on attend 1 ou 2 minutes. Si ça fige, c’est bon.
C’est une newsletter courte, plus courte que d’habitude: je crois que je bloque un peu sur le fait que vous ayez vraiment beaucoup aimé la précédente, et merci d’ailleurs pour vos adorables messages: j’ai peur de faire moins bien maintenant. (ça reviendra, il suffira que je reprenne l’assurance d’un gars sur Linkedin qui a fondé sa startup nulle et qui soule le monde de post inspirants).
finalement assez peu de jeux de mots alors que coing-coings c'est vraiment une invit open bar !
la preuve que tu maîtrises Sandrine :)
C'est court mais c'est beau et tout tendre, bel hommage à ta Marraine.
Ces fruits jaunes bizarres doux dehors , dur dedans **qui donnent une gelée rose ça m'a toujours fascinée.
**hihi