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Passe moi le sel

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Passe moi le sel

Sand
Jul 24, 2022
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Passe moi le sel

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J’aime profondément l’amer, et la mer aussi. Concentrons nous sur le deuxième. J’aime tous les bords de mer bien sûr mais mes préférés sont les bords de mer du nord: les petites baraques sages peintes en blanc côte-à-côte en bout de plage; les brise-lames glissants où sandales plastic aux pieds on peut dénicher de minuscules crabes dans les trous d’eau; les ponts blancs ou gris, longues avancées dans l’eau constituées de planches vermoulues par les embruns et qui grincent parfois de façon inquiétante; la digue, ses bancs et ses magasins de souvenirs où les pelles, seaux et bouées côtoient crème solaire et cartes postales; les tearooms aux devantures chamarrées où l’on dévore d’énormes gaufres perdues sous un amoncellement de chantilly et de fruits; les dunes de moins en moins sauvages, bien trop balisées désormais, où l’on joue à se faire peur en descendant les pentes mouvantes en courant, finissant le plus souvent sur les fesses…

J’aime le sel, celui de la mer mêlé de sable

Après avoir passé la journée à la plage, en fin de journée, on a le goût de la mer qui revient. C’était bien ! Oui c’était bien: arriver tôt le matin, pour encore voir les grisés du ciel et de l’eau, quand la lumière n’est pas tout à fait claire et la plage un peu éteinte, calme, vide de ses occupants et occupantes. Seuls les points blancs des mouettes le long des brise lames apportent une touche de lumière. Puis au fur et à mesure les devantures s’animent, on sort les pancartes annonçant les mosselen ou les tomaten garnalen

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, les cuistax commencent à circuler timidement, les parasols et les frigo-box arrivent, cérémonieusement.

Chaque famille a son organisation, mais toutes correspondent au schéma immuable de la procession, en file indienne, pour trouver le meilleur emplacement, le plus stratégique, à la limite entre le sable sec et chaud et celui consistant et plus frais d’où la mer s’est retirée. Trop près de cette frontière, c’est le risque de submersion, tout à l’heure en fin d’après-midi, quand la mer remontera vers la digue. Trop loin, c’est rallonger d’autant le parcours des premières heures vers le sel, vers les vagues. Par trente degrés, ou par quinze, la température de l’eau est constante: elle est toujours froide. Et cette écume glacée, capricieuse, ces petits rouleaux qui deviennent subitement de grosses vagues ont quelque chose de rassurant. Une sorte de goût de l’éternel: à neuf ou quarante ans, c’est toujours le même frisson quand l’eau glacée lèche les chevilles, puis les mollets. Alors le jeu, simple et tacite consiste à attendre les rouleaux puis sauter par dessus, exercice de coordination qui a le mérite de réchauffer les jambes et permet alors d’entrer progressivement dans l’onde jusqu’ à véritablement nager.

La plage c’est sérieux, ça se mérite, on ne fait pas n’importe quoi. D’abord, on arrive tôt le matin et on repart fin d’après midi. On ne négocie pas des allers retours sur la digue, on ne va pas au restaurant, ou encore pire faire du shopping. On s’installe, à même le sable avec son bac frigo ou un sac isotherme, suffisamment de boissons pour tenir et de quoi manger. Le vendeur de calipo constitue la seule exception à cette règle: quand il entonne son chant tryptique frisko-calipo-cornetto en insistant sur le -o final, on sait qu’on est foutu·es. Cinq minutes après son passage, les enfants ont le menton dégoulinant du jus de glaçon de fond de carton , replié en accordéon.

A même le sable donc: on ne sacrifie pas au confort des transats, et encore moins des plages privées

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. On détermine son carré de plage, en étendant ses affaires au maximum. Au delà du seau du petit, des territoires inconnus, faits de sentiers imaginaires et de microdomaines privés, entre lesquels il faut prendre mille précautions pour se déplacer sans faire voler le sable en direction des habitant·es des autres carrés, tout aussi farouchement gardés.

A la plage, on lézarde, se retournant à heure fixe pour dorer uniformément, creusant ou tassant le sable à la forme de nos formes. On réétend vingt-cinq fois la serviette en échouant à chaque fois à la débarrasser complètement des vicieux petits grains et on se tartine de crème solaire presque autant, à ne plus savoir si on a la peau rougie du soleil ou de la micro-abrasion due au sable. On fait des châteaux, ou avec moins d’ambition des pâtés.

On va à l’eau comme on fait ses classes, régulièrement et le trajet vers la mer est de plus en plus court à mesure que la journée s’étire. On prend des couleurs; on se baigne ou on trempouille; on mange des sandwichs aux œufs crissant de sable, de la salade de tomate crissante de sable elle aussi et on se délecte des dernières gorgées de limonade tiède, le sucre collant le sable au verre, comme si c’était la meilleure chose qu’on avait bue de toute notre vie.

En fin de journée, une fois les affaires emballées et les kilos de sable époussetés, on roule vers chez soi. Là dans le train ou l’auto, la tête pleine d’images et d’odeurs, on appuie le front contre le carreau et la langue rencontre les grains de sable mêlés de sel. Ce goût a aussi des effluves marines et d’algues: c’est probablement un de ceux qui me rendent le plus heureuse. J’ai beau avoir grandi, changé, être devenue maman, je retrouve intact le sentiment de légèreté de l’enfance.

Le sel de la vie !

On compte une tripotée d’expressions contenant le mot “sel”. Pour parler d’une nouvelle intéressante, ou surprenante, on dit qu’elle ne “manque pas de sel”. Une palanquée d’écrivain·es ont fait du sel si pas leur ingrédient principal, un indispensable ajout. Comme disait mon vieux poto Montesquieu “ Il ne faut pas mettre du vinaigre dans ses écrits, il faut y mettre du sel.”

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La gueule qu’il ferait s’il savait que pour moi la formule est de faire des blagues misandres. Notons qu’à mes blagues, généralement les hommes se vexent, faisant pleuvoir les male tears. Et que contiennent les larmes, à part l’eau?
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Du sel, tout juste Auguste.

A table, il y a une habitude qui m’a toujours surprise, celle de placer des salières. Particulièrement au restaurant, où l’assaisonnement est censé être réalisé par le ou la chef·fes. Faites vous partie de ces personnes qui s’emparent machinalement de la salière et ajoutent du sel avant même d’avoir goûté leur plat? Sachez que je ne vous comprends pas: vous êtes des paltoquets. Si c’est correctement salé, vous allez surdoser: ce qui pourrait être délicat, subtil vous roulera sur la langue comme la Grosse Bertha. Si ça ne l’est pas: ne fréquentez plus ce restaurant. Un ou une chef·fe qui ne sait pas assaisonner ne sait pas cuisiner, point barre. A quoi bon braiser, rôtir, cuire à l’étouffée, tailler des brunoises ou des mirepoix, réaliser des cromesquis si c’est pour se retrouver au final avec quelque chose de fade?

Cuisiner c’est dire et goûter c'est savoir s'abandonner.

J’aime à m’en remettre entièrement au goût de l’autre et découvrir ainsi ce qui est important pour lui ou elle, ce qui le ou la constitue, de quoi cette personne se nourrit. Pour certain·es, c’est l’acide: on trouvera toujours cette pointe de peps, ce kick signera leurs assiettes. Pour d’autres, la douceur. Mais la plus juste expression reste le sel: à juste dose, c’est peut-être un des meilleurs assaisonnement de la terre parce qu’il est discret mais toujours efficace. Le sel ce n'est pas l'esbroufe, c'est la maîtrise presque chirurgicale.

Comme le gras, il est indispensable : tentez une fois de manger dans un hôpital, au service cardiologie, vous m’en direz des nouvelles. Déjà, la bouffe d’hosto, ce n’est pas terrible, mais de la bouffe d’hosto sans sel… Attendre des gens qu’iels guérissent en les nourrissant aussi mal, ce serait comme bichonner les pneus d’une voiture de formule 1 et se voir gagner la course alors que vous ne lui donnez pas l’essence appropriée. La base.

Sale-moi comme tu es

S’alimenter n’est pas se nourrir : pour le second, il faut de la joie, du mouvement et du relief. Le sel permet, parmi d’autres ingrédients, de réaliser ce petit miracle, qu’il soit constitutif d’un aliment ou pris isolément. Prenez un melon, une mangue, ou de la pastèque : ajoutez y un peu de feta. Le sel du fromage vient mettre en relief le goût du fruit. Saisissez un œuf dur, déposez dessus un grain de sel, croquez. C’est bon? Faites de même avec un radis: le petit bonbon rouge, piquant prend soudain une toute autre cogne, devient impertinent, libre et merveilleux. Mieux encore, le sel joue un rôle magnifique dans le doux: le secret de la pâtisserie ? Une pointe de sel dans une ganache, un caramel, une crème: soudain iels prennent vie. Le sel -comme le sucre - met tout le monde d'accord au contraire de l'acide ou l'amer. Même chez les adultes, la tolérance ou l'affect pour l'un et l'autre, l'un ou l'autre ou aucun des deux varie fortement. Les jeunes palais apprécient rapidement le sel des chips, celui des frites, ou des charcuteries. Bien vite , il y a deux écoles: les popcorn salés ou sucrés, les cacahuètes enrobées de caramel ou aux épices…

Il y a sel et sel: depuis quelques années, l’offre s’est considérablement élargie. Du trio gros sel, sel fin et fleur de sel, qui recouvrent chacun des usages différents on est passé à pléthore: sel rose de l’Himalaya, sel bleu de Perse, gomasio, sel fou, sel au fromage bleu, aux oignons, aux fruits divers, à la vanille, ont rejoint l’indétrônable sel au céleri…

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Dans ma vie de tous les jours, je pratique comme suit: le gros sel pour faire dégorger (concombre
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, aubergines, tomates…) ou réaliser des croûtes
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(pour cuire un poisson, une viande ou même des légumes, par exemple un céleri rave), le sel fin pour les cuissons, la fleur de sel en assaisonnement final.
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Le sel est indispensable à la vie: parce que notre corps en a besoin et parce que notre palais le désire. Comme souvent, c’est la dose qui fait le poison. Le sucre, le gras, l’acide, l’acide, l’umami, le sel… Abusez en, et vous serez écœuré·es au mieux, malades au pire. Peut-être que c’est le cas pour toutes les choses de la vie: limitées voire rares, elles en deviennent d’autant plus chères et précieuses à notre cœur qu’on a conscience qu’elles le sont. Ne pas hésiter à mettre son grain de sel, avec parcimonie et précision, voilà une jolie ligne de vie.

Je ne sais pas quand je retournerai voir la mer

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, éprouver l’eau froide et sentir les embruns. Mais j’ai fait provision de tous les bleus, de tous les gris, de tous les verts et de toutes ses autres nuances, y compris de son sel. Ca me suffit largement pour mieux respirer, pour l’instant.

Je ne vous quitte pas sans lui: comment parler de la Mer du Nord sans évoquer son ostendais emblématique. Et cette chanson, plus belge que ça tu peux pas.

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La tomate crevette, c’est assez simple: tu prends une bonne tomate que tu évides. Tu prends des crevettes grises fraiches, épluchées à la main. Puis un gros sploutch de mayonnaise, un poil de citron, un peu de persil, tu garnis tes tomates de ce mélange, c’est prêt. Tu peux manger avec des frites. Retiens: en Belgique, presque tout ce qui est bon peut se manger avec des frites.

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Pour être honnête, si dans mon enfance on s’installait à même le sable, c’était surtout question de moyens. Je pourrais très probablement maintenant m’offrir le transat voire la plage privée mais ce n’est pas pareil. Suis je transfuge de classe ou pas, toujours est-il qu’il est certaines choses que je n’ai pas envie de voir changer, même si mon niveau de vie moyen a augmenté. “On regardait les autres gens, comme ils dépensaient leur argent”…

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M’est avis que si tu mets du vinaigre sur une feuille de papier, l’encre se met à baver mais bon, moi ce que j’en dis. Plus sérieusement, la méchanceté gratuite est un aveu d’échec, alors qu’être piquant·e ou ironique …

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“Rien que de l’eau de l’eau de pluie de l’eau de là, et le soleil blanc sur ta peau, et la musique tombée du ciel sur les toits rouillés de Rio”. Probablement parmi mes phrases de chanson préférées.

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On distingue les sels colorés des aromatisés: les deux premiers le sont parce que non raffinés, c’est leur couleur naturelle. Le gomasio est lui mêlé au sésame, le fou au piment. Le seul à éviter absolument est le marcel: astringent, il a tendance à pourrir l’ambiance. J’ai un amour particulier pour le sel au céleri. Tellement que quand j’inventorie les épices, il n’est pas rare de dénombrer trois ou quatre pots de selderij zout. Saupoudré sur des morceaux de gouda jeune en cubes, c’était l’apéro du dimanche de ma mamy, qui accompagnait son traditionnel scotch. On en reparlera…

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J’avais déjà évoqué le fait de saler les tomates pour en extraire l’eau végétale : pareil avec tout ce qui est bourré de flotte, type concombre ou cornichon avant de les faire en pickles. Dégorger les aubergines les rend moins éponge à huile aussi, toujours bon à savoir.

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Mode d’emploi assez simple: mélanger 1kg de gros sel et 6 blancs d’œufs montés en neige. Après il suffira de couvrir ce qu’on veut cuire, bien complètement et de taper ça au four. Si la cuisson est assez longue, on peut ajouter de la farine à l’appareil (c’est ainsi qu’on nomme un mélange d’ingrédients en cuisine).

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Je viens de lire qu’une cheffe, pour limiter l’apport de sel blanc raffiné, préfère faire des cuissons à l’eau de mer pour ses légumes. Elle utilise aussi beaucoup les œufs de poissons, travaillés en poutargue (séchés, cela forme un agglomérat dur qu’on peut râper avec une microplane (casse dédi à Funambuline). Intéressant mais au quotidien, difficile à appliquer. Je suis de l'école “anchois “. Ecrabouillés dans une salade de tomates, jetés à trois quatre dans de la sauce aux légumes pour des pâtes, dans tout ce qui mijote et a besoin d'un coup de peps.

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J’ai failli un jeu de mot avec “aller à la selle”, “retourner à sel” mais j’ai renoncé. J’ai mûri.

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Tristesse infinie qu’il soit parti pour de bon, de pas avoir pu entendre sa voix rocailleuse en live et ses épaules tomber sur scène. Et oui, il y a aura bientôt plus de notes de bas de texte que de texte, que voulez-vous, j’aime ces petits apartés que j’imagine vous chuchoter, là, au creux de l’oreille, comme des confidences de fin de soirée, quand le champagne est presque terminé et qu’on ne veut pas encore rentrer.

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2 Comments
Pauline Harmange
Writes Un invincible dimanche
Jul 24, 2022Liked by Sand

Moi aussi j’adore les plages du Nord, Ostende mon amour. (Et le sel, j’adore le sel.)

Merci pour cette lettre tout bonnement sublime.

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Catherine
Jul 24, 2022

oh là là quel beau texte <3 tu as tellement bien raconté les plaisirs de la mer du Nord, qui, pour ceux qui l'ont connu enfant, ramènent toujours aux souvenirs de sable crissant, de pâtés et de crevettes . Et les couleurs, les cabines, les transats, les retours couverts de peau salée.

Tes notes de bas de page sont chaque fois comme le début d'un autre post, d'un autre article ou d'une nouvelle ...ou d'une contresalve bien aiguillée.

merci c'était un plaisir à lire

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