Prendre l'amer
Vieillir comporte quelques avantages: on perd certes un peu de fougue mais on garde du mordant1 pour les choses qui en valent la peine. On choisit mieux ses combats, on arrive à ne plus épuiser dans des luttes sans fin. Et on sait - enfin - beaucoup mieux ce qu’on aime, sans être trop parasité·e par la société ou son éducation. Je ne me sens plus obligée de m’intéresser à des films, des livres, ou de la musique qui ne me touchent pas. Longtemps, j’avais presque un complexe de ne pas connaître assez bien “les classiques”. Et puis, petit à petit, j’ai dérivé, tant pis pour la Nouvelle Vague: je mène ma barque comme je l’entends. De toute façon, la vie est courte et on n’en a pas assez pour s’astreindre à des tâches qui ne nous conviennent pas, juste pour satisfaire à une quelconque pression sociale. Quand on peut tendre à ça, c’est un chemin vers le bonheur2. Ou une forme de sagesse, ce qui au fond est peut-être un peu pareil.
Tout sauf être amère. Regretter le temps perdu, gaspillé, pour des gens qui n’en valent pas la peine, très peu pour moi. J’ai trop bien connu, de trop près quelqu’un qui en avait fait quasi une religion3, et je sais quel dégât ça fait sur soi, et aussi sur l’entourage. Ma mère était - est toujours de ce que j’en sais - une personne profondément amère: j’ai toujours craint d’être comme elle. Avec le cortège de défauts qui vont avec, la médisance, l’envie ; à ce stade de ma vie, je crois pouvoir dire que ce n’est pas le cas. J’ai d’autres défauts, mais pas ceux là. 4 Quarante ans est le bel âge pour savoir enfin qui on est et qui on n’est pas. Je sais mes forces et mes failles, j’ai bien exploré le champ de mes névroses, et je peux dire qu’elles sont toutes apprivoisées. Concernant mes relations aux autres, je préfère rompre tout contact avec quelqu’un que de laisser une relation se déliter parce que nous évoluons différemment. J’ai fait des erreurs dans ma vie, mais j’ai toujours considéré qu’elles m’ont plus fait grandir qu’autre chose, même si sur le moment la pilule était difficile à avaler. Amère.
L’amertume, je la préfère dans mon verre, ou dans mon assiette.
Pourtant cette saveur fait peur. Qu’ont en commun les brocolis, les endives ou les choux de Bruxelles? Ce sont des légumes qui possèdent à des degrés variables une certaine amertume. Petite, je ne mangeais les chicons que noyés de béchamel et gratinés à l’emmental, avec une tranche de jambon autour. Maintenant je les adore crus, juste relevés d’un peu de citron et de sel. La science explique la tolérance à l’amer avec l’âge et une moindre sensibilité des papilles: le fait d’être familiarisé·es avec les saveurs amères nous les rend sûrement plus acceptables5. La culture alimentaire, encore une fois.
Evidemment la génétique s’en mêle: certaines personnes tolèrent extrêmement bien l’amer tandis que pour d’autres c’est un no go absolu.6 La bonne nouvelle pour ces dernières, c’est que “les personnes qui préfèrent les boissons - et les aliments - au goût amer présentent plus souvent que les autres des tendances psychopathes. Les adeptes des cafés serrés et autres gin tonic7 se montrent apparemment souvent narcissiques, machiavéliques, voire sadiques. A l’inverse, moins un individu goûte l’amertume, plus sa personnalité semble équilibrée.”
On a vu beaucoup circuler cette info en 20158, suite d’une étude autrichienne, et ça a été repris la bouche en cœur par de nombreux journaux et magazines, trop heureux de faire leurs choux gras sur le dos de la santé mentale et des chicons, les pauvres. Sauf que: l’échantillonnage était faible, les questions orientées, et les conclusions donc pour le moins sujettes à caution. C’est d’ailleurs ce qu’a expliqué Radio Canada ici. Et si vous voulez vous familiariser un peu plus avec ce qu’est vraiment la psychopathie c’est là.
Boire un gin tonic, ou douze
Revenons donc à nos moutons: détester l’amer ne fait pas de vous de meilleures personnes9, comme cela ne fait pas de moi un monstre d’aimer à l’occasion un gin sur glace, ou même de sucer des artichauts. Je suis il est vrai très narcissique, mais quand on vit dans un corps gros comme le mien, c’est bien le moins qu’on puisse faire pour lui accorder réparation de ce qu’il subit. « Assez parlé de moi, parlons de vous, que pensez-vous de moi ? » : je pourrais adopter cette maxime et la faire graver sur ma tombe, ce serait à la fois véridique et chic. 10
Le goût pour l’amer a donc des sources en partie génétiques et en partie culturelles, parsemées d’un petit peu de fatalité physiologique. En ce qui me concerne, je suis suffisamment tannée du cuir pour ne plus hyper réagir à tout, et adopter une espèce de flegme quand c’est nécessaire, mais pas encore blasée de ce qui peut se découvrir.11 Notamment le spectre de l’amer: légumes, fruits, plantes, et boissons, notamment les bières.
Je me suis sentie violemment attaquée l’autre jour sur twitter 12
D’abord, s’il est vrai qu’on produit pas mal de bières riches en Belgique comme les triple et les scotch13 et que c’est quasiment inscrit dans notre ADN, l’amer on sait aussi faire (comme Lucie). Elle a toutefois raison sur un point: l’amertume c’est bien un truc de gens mûrs : je pourrais quasiment parier sur l’âge d’un·e chef·fe en goûtant sa cuisine. Plus elle me parait (trop) sucrée, plus iel est jeune. Cet aparté fini, petit explicatif de ce qu’est l’amertume dans la bière et surtout d’où elle vient. Indice: ça commence par H.
Houblon, that’s it. Vulgarisons: chaque type de houblon produit des acides alpha14 (ce qui donnera l’amertume) mais aucun la même quantité. On peut trouver le houblon sous différentes formes (pellets, cônes entiers, extraits) et là encore il y a variabilité des acides alphas. Plus on met de houblon, plus une bière sera amère mais ça dépend aussi du moment où on va l’ajouter. Pour le même houblon, on peut donc avoir des ressentis tous à fait différents. 15 Vous avez peut-être déjà vu sur certaines bières une mention de l’IBU: c’est la mesure de l’amertume. Ce n'est qu'une indication cela dit, car la sensation d'amertume dépend déjà des individus, mais aussi de la bière elle-même: certaines bières aux IBU16 élevés ne semblent pas "si" amères alors que d'autres oui. Mais pourquoi de l'amertume dans la bière? Pour l'équilibre bien sûr et cela quel que soit le style: si vous aimez la fraicheur, goûtez des lager, délicatement amères. 17 A la recherche d'un peu plus d'amertume, goûtez une IPA18 ou indian pale ale.
J’aime de plus en plus la bière, faut-il y voir un lien de cause à effet? Sans doute, en tous cas pour les craft qui respectent cette saveur de base.19
L’amertume a ceci de plaisant sur les autres saveurs qu’elle offre une persistance plus intense, comme si le plaisir s’étirait. J’ai lu quelque part que ce goût était une sorte de masochisme, "un plaisir qui répond au fait que le corps a un réflexe de rejet" comme si la morsure était meilleure que le baiser. Probablement que ce qui fait la beauté de l'amertume c'est aussi sa complexité. Moins facile à appréhender que le sucre, moins naturelle, elle demande de repousser un peu ses limites, de ne pas céder au simple pour embrasser d’autres contrées. Plus on apprend à l'apprécier, plus on comprend combien cette saveur a d'atouts. Elle approfondit. Elle donne un je ne sais quoi d'unique à ce qu’on mange ou boit, quelque chose de long et de non ambigu. Là où le sucre travestit, le sel exacerbe, le gras enrobe, l'amer ne triche pas. Il est une colonne vertébrale autant qu’une prolongation. Selon le moment de la journée, j’ai besoin de tempérer plus ou moins cette saveur. Mon café, surtout le premier du matin est toujours sucré, histoire d’atténuer un peu. En revanche, celui de la digestion est plus souvent noir, sans rien. Toute la profondeur et le côté corsé du grain se révèle, sans filtre.
Une pulsion de mort à Venise
D'un point de vue scientifique, le goût pour l'amertume n'a pas beaucoup de sens: notre cerveau l’associe à celui des plantes toxiques20. Il faut une véritable culture de l’amer pour l’apprécier vraiment: dans la cuisine belge, on pourrait penser qu’on est en exempté·es. Pas tant que ça: certes, il y a la bière, les chicons mais aussi les choux que nous cuisinons beaucoup, le chocolat, l’ortie, la doucette (salade de blé) … Spontanément quand je pense amer je pense à l’Italie, des digestifs aux radicchios21, mais je ne m’étais pas rendue compte à quel point notre cuisine l’était aussi 22 . Sans doute parce que, et surtout de ce côté linguistique du pays, on aime le mêler au sucre. Qui ne rajoute pas de la cassonnade sur ses chicons braisés ou sur son demi pamplemousse?
Si vous me connaissez un tant soit peu, vous savez à quel point j’aime les cocktails: je déplore que souvent on n’ose pas assez exploiter l’amertume, pour lui préférer le sucre, certes plus facile mais définitivement moins buvable.23 Jamais eu cette sensation d’être complètement saturé·es des papilles après une boisson trop sucrée? L’amer ne fait pas ça au contraire: il désaltère, et même semblerait il aiderait à la digestion. C’est absolument génial: dès que les récepteurs le perçoivent au niveau de la langue, on salive. Avec ça, les sucs gastriques se mettent en branle, l’estomac se contracte: on a faim. Et puis le foie: l’amertume fait libérer plus de bile, pour faire mieux digérer, notamment le gras. Pas sûre toutefois que boire plusieurs negroni24 avec comme excuse “c’est pour digérer la tartiflette” soit très efficace, l’alcool étant là.
Ceci étant, l’amertume (comme l’acidité) est une saveur d'adulte : ce n’est qu’en acquérant à la fois expérience et maturité qu’on peut vraiment l’apprécier. Si c’est ça, je dois avoir au moins mille ans.25
On se quitte avec cette citation de Marielle que je trouve formidable:
« Que n’aimez vous pas chez vous ? »
« Les cons »
« Oui mais chez vous ? »
« Il y a parfois des cons qui viennent chez moi. »
Si on a encore des dents, oui, sinon y a la colle à dentier.
Je suis un bonze, tu peux pas test.
That’s me in the corner
Je veux toujours aller trop vite, et je ne lis les instructions d’un tuto qu’en diagonale par exemple, ce qui m’oblige à recommencer la même manipulation, plusieurs fois. Je suis parfois excessive, et j’ai tendance à me passionner pour un truc quitte à oublier tout le reste. J’ai peu de patience et du mal à gérer les gens qui ne fonctionnent pas comme moi. J’ai du mal à compter sur les autres. Je peux être colérique et soupe au lait. Je procrastine beaucoup. J’aime les gens mais déteste la foule. J’ai tendance à imposer mon point de vue. Mais à part ça, je suis sympa, je crois.
Sur le même principe, j’imagine que le fait de s’entendre répéter très tôt que “les filles ça se fait violer, c’est comme ça, elles ont qu’à pas porter des jupes ou respirer” …
Le même genre de bizarreries génétiques qui expliquent que pour certaines personnes la coriandre ou le gingembre ont immanquablement un goût de savon. Parfois je pense à quel point le cerveau humain est fascinant et puis je me rappelle de l’existence de certains bonshommes, pour qui le mot évolution n’a pas dépassé la première lettre.
Dire que je me suis sentie visée est au delà des mots: je bois 4 espressos par jour, je ne refuse jamais un bon ginto, j’aime par dessus tout le negroni, mais je ne crois pas être psychopathe.
Une année mémorable qui a notamment vu le succès des Fréro Delavega avec Le chant des sirènes. Blague à part, 7 ans après l’info revient, probablement pas assez debunkée à l’époque.
Cette obsession de vouloir être au dessus de la mêlée est effarante et trouve son paroxysme sur twitter en ce moment, au moyen de hot takes toutes plus éclatées les unes que les autres. Comme disait mon papy: “le plus beau des droits, c’est de te taire. Et ta place sera au cimetière, comme tout le monde”.
Comme toutes les personnes narcissiques, je suis assez obsédée par le souvenir que je pourrais laisser après ma mort. Après être passée “près” il y a quelques années, mes premiers réflexes étaient de vérifier mes comptes de réseaux sociaux et de me demander si je voulais vraiment laisser cette dernière phrase pour la postérité. J’ai depuis un peu lâché du lest.
Absolument rien de pire que ces jeunes de trente piges qui ont déjà tout vu, tout entendu, et qui sont plus réactionnaires que Simone, 82 ans.
En vrai, je m’en fous, quand on dit “belge” je le prends pas nécessairement pour moi. Cela dit, quand je songe à quel point n’importe quel·le péquin·e belge connait sur le bout des doigts la géographie, la politique ou la gastronomie françaises et qu’à l’inverse, de l’autre côté de la frontière on peine à différencier Liège de Charleroi, ça me met un petit seum.
Oui ici on dit juste “scotch”, parce que tout le monde sait de quoi on parle. Pour les beergeeks qui j’espère ne me suivent pas (ou s’ils me suivent, j’espère qu’ils ne me parleront pas parce que si je ne parle plus aux gens du vin parce qu’ils sont chiants c’est pas pour retrouver les mêmes ) ce sont des scotch ale dont la wee heavy fait partie. Ce sont des bières au caractère très malté, puissantes, avec une saveur sucrée. Leur couleur varie de l'ambre doré au brun profond, elles peuvent avoir un goût fumé assez marqué, ou pas, selon les malts utilisés.
A l’inverse du patriarcat qui produit des hommes alphas et beaucoup de bêtas.
Certains houblons sont plus aromatiques, d’autres plus amérisants, et il y en a tant et plus.
IBU < 20 : peu d’amertume IBU 20 à 40 : amertume modérée IBU 40 à 60 : amertume prononcée IBU 60 à 80 : amertume intense IBU > 80 : amertume très intense Et chaque style de bière a sa “zone” d’IBU. Mais hey, c’est pas l’encyclopédie de la bière ici y a des sites qui font ça très bien.
Les lager sont des bières de fermentation basse, le plus souvent blondes. La plus connue? Heineken.
Les Session IPA sont des IPA un peu moins riches en alcool et houblons, en somme des IPA pour palais moins habitués à l’amer. Les NEIPA sont plus riches en corps et fruits et moins en amertume.
Le pal pour les gens qui souscrivent à la mode des stouts coconut, blindées de sucre. Déjà la coco c’est dégueu en soi, mais dans une stout, faut vraiment avoir le cœur bien accroché.
Pareil que pour la couleur bleue, signalant un danger potentiel. Il faut croire que l’on aime transgresser, et faire des trucs qui nous mettent en danger, même si rationnellement on devrait tout faire pour l’éviter. La nature humaine et l’explication du succès de l’hétérosexualité.
Je me souviens d’une assiette dans un bar à vins dans les Abbruzes à base de cima di rapa, un brocoli-rave assez amer. Considérée comme une mauvaise herbe, on la cuisinait beaucoup dans les régions pauvres. C’était surprenant, car cette amertume brute coupée par rien du tout n’est pas tellement dans nos habitudes. J’imagine que nos scaroles, chicorées et toute notre cuisine des plantes amères tient aussi à la relative pauvreté des milieux dans lesquelles elles prenaient racines. Manger ça était une question de survie, pas de goût intrinsèque, et puis on s’est habitué·es.
“Tout en haut du classement des produits amers préférés, on retrouve les chicons. Trois quarts des Belges les aiment. Deuxième de la liste, le café (70 %) est plus populaire que ses variantes sucrées telles que le cola et la limonade. Le chocolat noir (69 %), les olives (61 %) et la salade de blé (60 %) complètent le top 5 des produits amers les plus appréciés. On constate cependant des différences entre les régions. Le café est ainsi loin des cinq produits de tête dans le Brabant flamand et les olives arrivent dernières en Flandre occidentale.” source
Un des derniers cocktails bus parfaits: gin, estragon juste smashé, citron.
Mon cocktail favori: une part de gin, une part d’un amaro, une part de vermouth rouge. C’est tout: on le sert garni d’un zeste d’orange, sur glace et on savoure le moment présent en écoutant Paolo Conte (jusqu’à dix).
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, et j’ai envie de boudoirs maintenant.