
Je suis tombée il y a quelque temps sur une interview de Hugh Grant. Je le confesse bien volontiers : je sais que ce n’est probablement pas un exemple (c’est un mec) mais j’avoue que le combo humour, anglais et fossettes, bon… Ceci posé, il était interviewé par Drew Barrymore, et à la question “Have you a gratitude journal?”, il a répondu “don’t be absurd, I got a list of things that I hate”. 1 J’ai hurlé de rire comme une hyène.
Et puis j’ai réfléchi un petit peu à ce que ça impliquait au fond. Dans l’extrait, Timothée Chalamet explique faire du “journaling”. 2 L’intervieweuse est enthousiaste à cette idée et très vite fuse la vanne de Hugh Grant. Nous avons deux archétypes de personnes positives, et un archétype qui les tourne en dérision: devinez qui gagne?
J’ai été élevée dans l’idée qu’être gentille, trop gentille, c’était une marque de faiblesse. D’ailleurs, quand j’étais petite, je me souviens qu’on l’associait chez moi à un manque de caractère. D’où un biais qui me reste, à considérer toujours avec beaucoup de circonspections les gens qui font trop profession de gentillesse. J’imagine que c’est le cas de beaucoup de monde : bien sûr qu’on aime les superhéros, les redresseurs de torts et les justiciers, mais avouons quand même que les méchants semblent toujours avoir plus de consistance, plus d’intelligence, des personnalités plus complexes. Et les personnages gentils, culturellement, sont presque toujours moqués : il suffit de voir le nombre de séries, films, livres où c’est le cas, “Le diner de cons” en étant un exemple magistral. Pignon n’est pas stupide, il est surtout extrêmement gentil, et ce qu’il fait, dans tous le films, c’est pour essayer d’aider les autres. Les personnages masculins méchants ou caustiques sont en outre souvent plus sexys : une attirance qui finit par causer des problèmes, mais à laquelle il est difficile de résister. C'est exactement ce qui nous pousse dans les bras des bad boys, date après date. On le sait qu'on devrait préférer l’empathie, la délicatesse et la tendresse mais pourtant on se précipite tête la première dans le piège.
Quelque chose nous pousse à aimer les piques bien senties, c’est ce qui a déclenché mon rire, à la vanne de Grant : je me suis sentie plus vite en empathie avec le quinqua cynique et désabusé qu’avec le jeune mignon et positif.
Pourtant, j’essaie d’y travailler : c’est assez compliqué, parce que ça a conditionné une bonne partie de ma vie. Revenons à l’humour, justement : je suis tombée sur cet extrait où Marine Baousson explique qu’elle a construit son humour sur le fait d’être grosse. Ça a remué un paquet de trucs : je suis une femme et je suis grosse (je dis ça pour que vous ne soyez pas surpris·es, je n’en parle jamais). Petite, j’étais blonde : je vous laisse imaginer la teneur des blagues qu’on me faisait. En grandissant, j’ai entendu des kyrielles de blagues sexistes, trop pour les compter. Et il fallait en rire, pour montrer qu’on a de l’autodérision, qu’on ne pète pas plus haut que son cul, qu’on n’est pas une hystérique, une frustrée ou une mal baisée, voire le tout à la fois. J’ai moi-même largement vanné mon physique, parce qu’il valait mieux que ce soit fait par moi (et bien fait) que par les autres. Je me suis dépréciée volontairement, pas pour récolter des compliments à l’instar des pick me3, mais pour qu’on m’accepte malgré ma grosseur. Parce qu’il fallait la faire oublier, et quoi de mieux que de montrer qu’on est capable de rire de soi? Je le pensais vraiment. Je n’avais pas conscience que c’était une violence supplémentaire que je m’infligeais, en plus de celle que je subissais déjà au quotidien.
On dit souvent que pour aimer les autres, il faut s'aimer soi. Je crois surtout qu'il ne faut pas se détester, ce qui est un peu différent. On n’est pas obligés de kiffer tous les aspects de notre personnalité, mais n'en détester aucun, c'est un bon début. C'est aussi pour ça que j'ai arrêté de faire de l'auto dérision un trait de personnalité : au final, elle ne me sert pas à vivre mieux, elle rend juste mon existence plus tolérable aux autres. J’ai presque 43 ans, faire partie des cool kids4, ce n’est plus mon délire, je n'en ai plus rien à foutre, de plaire ou de m'intégrer. Pas à ce prix, pas au prix de ma santé mentale.
Parce que oui, le monde est rude et violent : j’ai déjà expliqué à quel point c’est dur d’être une femme, grosse et féministe sur les réseaux. J’ai été harcelée, intimidée, insultée plus de fois que je ne sais dénombrer. Et c’est probablement pour ça qu’une des dernières trend en vogue ne m’a pas fait beaucoup rire : depuis quelque temps, des gens confient à une IA le soin de les “roast”.5 Le concept me laisse pantoise. En gros, l’IA analyse vos posts et sur cette base, vous passe au grill et pond un portrait peu élogieux de vous : selon les cas, ça va de la taquinerie à l’humiliation. Au-delà du fait de la problématique de l’entrainement des IA, de la collecte de données, de l’association de textes même caricaturaux à votre nom 6, vous ne devez pas avoir beaucoup de problèmes dans la vie et sur internet pour considérer comme un loisir le fait qu’on se moque de vous ou qu’on vous insulte. Pour celleux qui en ressentent un vrai manque, je peux vous filer les clés de mon compte un moment, vous allez piger ce que ça fait au quotidien. 7
Dans les années nonante / deux mille, certaines filles avaient l’habitude de s’appeler “pétasse”, “pute” ou “salope” entre elles. Rien à voir avec une réappropriation politique ou un retournement de stigmate, mais plutôt une tentative de se montrer rebelle (je pense profondément que ces groupes de filles sont les ancêtres des pick me actuelles, une forme de proto pick me et que c’est encore un écho du patriarcaca). Se placer au-dessus de la mêlée en adoptant des attitudes de dominantes basées sur l’humiliation, ce n’est vraiment pas un smart move. En humour ça produit les blagues basées sur les oppressions, une dynamique qui pourrait être intéressante si celleux dont on se moque étaient celleux qui détiennent le pouvoir et pas l’inverse. 8
En gros, sur internet comme dans la vie, on récolte ce qu’on sème : partez du principe que si vous êtes deux à dire du mal d'une personne, publiquement, c'est déjà un groupe, et potentiellement du harcèlement. On connait l'effet d'entrainement des réseaux: ça porte même un nom, dogpiling. Une phrase anodine, une embrouille pas très importante, une incompréhension, des réactions disproportionnées en retour et on a les ingrédients pour que la mayonnaise prenne, vite et de façon parfois incontrôlable. Je fréquente les réseaux depuis assez longtemps pour essayer d'en tirer quelque chose et de ne pas reproduire ces comportements, parce que ça va très vite de basculer, y compris quand on se pense "une bonne personne”, bienveillante.
J’ai fait un petit sondage insta, l’autre jour, en demandant ce qu’évoquait le mot bienveillance. Sans trop de surprises, beaucoup m’en ont donné une définition d’un concept basé sur l’écoute, l’attention aux autres, l’empathie sans naïveté. Mais un certain nombre aussi en a dénoncé l’usage actuel, allant même jusqu’à parler de red flag quand le mot est mentionné. J’ai aussi tendance à m’en méfier : je n’ai pas besoin de vous expliquer par le menu combien le concept de bienveillance en entreprise cache souvent une volonté de la direction de faire disparaitre les marques d’autorité, et le rapport de subordination pour en fait exploiter encore plus ses salarié·es. C’est la fameuse offre d’emploi qui te parle de bosser “comme en famille”, et te tutoie d’emblée pour te faire en réalité trimer dans des conditions merdiques, sans que tu n’oses rien dire car “ici, on est bienveillant·es.” 9 Le féminisme 10 sauce girlbosses ou plus généralement un certain féminisme blanc, en est souvent la parfaite illustration, d’ailleurs si le sujet vous parle je vous encourage à lire cet édifiant article.
Sur le plan des relations humaines, c’est aussi parfois de la méchanceté déguisée : certaines personnes sous prétexte d’honnêteté vous gratifient de leurs conseils non sollicités ou vous disent les pires horreurs en vous demandant de tout accepter avec le sourire puisque c’est fait avec bienveillance. C’est le classique “tu n’as jamais pensé à maigrir ? Je dis ça pour ta santé”.
Sur le plan politique, cela conduit aux white women's tears 11 notamment : le fait d’en appeler à la bienveillance voire à la sororité pour faire taire un point de vue différent ou une opinion nuancée. Le problème du féminisme bienveillant c’est qu’il disqualifie systématiquement toute critique ou remise en question de son fonctionnement, en les catégorisant en attaques personnelles.
Voilà pourquoi je n’utilise plus ce terme pour moi, parce qu'il a été trop galvaudé et a perdu de son sens.
Pour autant, le monde est ultraviolent : l’avenir est incertain, le climat, la pollution, la politique, les gens qui nous gouvernent et les décisions à prendre sont autant de sujets d’anxiété, et on ne peut pas dire qu’à l’échelle collective, nous nous soyons jusqu’ici montré à la hauteur. On a besoin de douceur, de compréhension, d’écoute et de penser en terme de société.
Je crois à la gentillesse radicale.12 Je crois qu’on peut tout à fait suivre ses valeurs et ne pas transiger sur qui on est, tout en respectant les autres. La gentillesse n’est pas seulement ce que l’on fait ou dit, des attentions, des petits mots mais aussi ce qu’on ne fait pas : répondre à la provocation, envenimer une situation. On n’est pas obligé·es d’aimer tout le monde — et tant mieux, ce serait épuisant — et en retour, tout le monde n’est pas obligé de nous aimer. Parfois, ignorer est un vrai acte de gentillesse.
Sur le plan politique, c’est faire preuve d’altruisme, d’écoute et d’empathie, en somme oeuvrer pour le bien collectif 13 : observer qu’on vit toustes des situations différentes, qu’on n’a pas toustes les mêmes moyens de les résoudre, et essayer d’améliorer nos rapports en fonction. C’est aussi prendre la mesure de nos biais et d’essayer de s’en défaire. C’est prendre soin de soi, et des autres, pour rendre le monde plus juste. Cela ne veut pas dire céder à la mollesse ou à la niaiserie : on peut avoir des opinions 14 et les défendre avec force. En Belgique, on a une expression qui dit “bon et biesse15, ça commence par la même lettre”. Pourtant, je crois que lucidité et gentillesse ne sont pas antinomiques: cela ne veut pas dire qu'il est question de se laisser marcher sur les pieds, écraser, ou humilier. Ce n’est pas non plus se sacrifier : être gentil·le n’est pas être dans la sollicitude permanente, 16 mais l’être dès qu’on le peut.
Je connais mes limites, je les pose quand je sens que je dois me préserver et je ne me laisse pas emmerder par le premier troufignon venu. Etre claire sur qui on est et ce qui nous anime rend les choses plus simples : je suis une daronne, j'ai déjà vécu plein de choses et j'en vivrai encore d'autres. Elles m’ont construites, et si elles auraient pu me rendre dure, ce n’est pas le cas. Je résiste, mais sans amertume ni aigreur.17 Je crois que la gentillesse attire la gentillesse : vivre dans une société un peu plus foncièrement, intrinsèquement basée sur l’ouverture mutuelle et l’attention ce serait pas mal, non?
You're terrified to look down 'cause if you dare, you'll see the glare of everyone you burned just to get there. It's coming back around
“Avez-vous un journal de gratitudes ?”
“Ne soyez pas absurde, j’ai une liste de choses que je déteste.”
C’est à cette occasion que j’ai découvert que le bon vieux journal intime était considéré comme ringard. La différence entre les deux, s’il y en a une ? Le second est considéré comme une observation des événements de la journée, en adoptant un point de vue extérieur (“il m’est arrivé ça”), le premier est plus introspectif "(“j’ai ressenti ça”). Je me souviens encore assez bien de mes journaux intimes d’ado, et c’était un subtil mélange des deux, mais soit. Le journaling est censé nous offrir une forme de clarté mentale, et dans sa forme la plus évoluée, il consiste carrément en un journal de gratitudes, où il s’agit de lister, matin et soir, des choses pour lesquelles nous nous sentons chanceux·ses.
La définition de pick me est une personne qui recherche à tout prix l’attention. Par extension, il s’agit souvent d’une personne qui fait tout pour se faire aimer du sexe opposé, en bafouant ou en défendant des positions néfastes envers les personnes de son propre sexe.
Le cool, c’est très subjectif : je me trouve vachement cool toute seule, pas besoin de faire partie d’une bande pour ça.
To roast, adj roasted : se moquer de quelqu’un, taquiner, selon le contexte ça peut aussi être ridiculiser, humilier. On peut aussi utiliser roster, en français, d’où vient d’ailleurs le mot anglais.
Vraie anecdote : lors du procès que j’ai intenté pour injures sexistes publiques, l’avocate de la partie adverse a tenté de me décrédibiliser en citant des propos orduriers que j’aurais tenus. Sa source ? Un journal satirique qui brocardait des personnalités du vin, en dressant des portraits peu élogieux : on n’a jamais su qui en était l’auteur·ice. C’était sur internet, et associé à mon nom. En cherchant un peu, il était facile de voir qu’il s’agissait de fake, mais l’avocate n’avait pas factcheck.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas écrit : vanner quelqu’un qu’on connait bien, dont on sait les limites, c’est ok et ça peut même être super drôle et touchant.
On pourrait en dire autant du courant de mères indignes de ces années-là, qui aurait pu mener à un vrai questionnement de société sur la manière dont la maternité fait peser des injonctions irréalistes et contradictoires sur les mères, mais finalement n’a servi que de défouloir dans le meilleur des cas, et à justifier un paquet de séances de psy pour les gosses qui auront été humiliés sur des pages et des pages de blogs et de forums. Qu’on ne me lance pas sur le sujet épineux de la maternité, j’en ai un bout à dire, mais je tiens encore à ma tranquillité d’esprit et je sais combien le sujet est explosif.
Bonus inclusif : il y a une femme ou une personne racisée ou une handie dans l’équipe.
Les personnes qui m’ont jeté sous le bus le plus violemment ont souvent été des femmes qui portent le mot bienveillance en étendard.
Les larmes de femmes blanches : un concept qui a émergé dans le contexte du féminisme intersectionnel pour décrire les réactions émotionnelles de femmes blanches lorsqu'elles se sentent menacées ou remises en question dans le cadre de discussions sur les questions de racisme et de privilèges. C’est l’équivalent des male tears vis-à-vis du sexisme, mais avec le contexte particulier qu’il s’agit de deux groupes subissant des oppressions : le but étant de museler toute critique. On pourrait très certainement s’intéresser aussi aux larmes de femmes cis, aux larmes de femmes valides, ou aux larmes de minces.
“La gentillesse est un état d'esprit et une disposition à agir de manière aimable, bienveillante, attentionnée et respectueuse envers autrui. Elle se traduit par un comportement altruiste destiné à prendre soin des autres, tenant en compte la sensibilité d'autrui afin de ne pas le brusquer ou l'offusquer.” Radical : Qui appartient à la nature profonde, à l'essence d'un être ou d'une chose
Et si la gentillesse c’était vraiment de gauche en fait?
Pas besoin de rappeler j’espère que sexisme, racisme, LGBTQIAphobie, grossophobie, transphobie, validisme ne sont pas des opinions.
Biesse, familier : personne bête, allant de naïve à stupide selon le contexte.
Désinteressé, au contraire de l’usage qui est souvent fait de la bienveillance.
Je n’ai de toute façon pas vocation à être un cornichon.