En tenir une couche
Depuis quelques jours, mon rituel du matin a un peu changé, et me prend quelques minutes de plus. Enfiler un bon pull ne suffit plus: il faut ajouter une veste, un t-shirt, un bonnet. Si le chien supporte sans broncher la baisse des températures, pas moi. Je souffre vite du froid, j’ai une peau fragile, qui tend à vite rougir ou être irritée donc j’ajoute des couches de fringues, de crème hydratante, de baume à lèvres, de protection de cheveux. Les gens qui sont habitués à courir ou marcher dehors par tous les temps connaissent bien cette règle dite des 3 couches, qui est d’une simplicité enfantine, une couche pour évacuer la transpiration, une couche pour l'apport de chaleur et une couche pour se protéger des éléments. Ainsi parée, je peux affronter le froid et la pluie, ou plutôt les pluies d’hiver: la pluie molle, qui semble être là contractuellement mais sans conviction, la petite pluie micro-agressive aussi énervante que les mansplaining tweets quotidiens, et enfin la pire, la pluie verglaçante, celle qui te fait regretter le bon temps des cagoules et des sous pulls en lycra. 1
Avec les bonnes couches, judicieusement choisies, on peut prendre plaisir aux longues balades, à observer les détails: un oiseau qui bat des ailes d’un coup et prend son envol entre les arbres encore gris de soleil paresseux. La façon dont la neige se dépose en couche sur les feuilles par terre, et pas ailleurs. La brume au loin, sur le tas de fumier laissé là. Le murmure de l’eau qui se fraie encore un passage entre cailloux, branches et plaques gelées. Même les empreintes dans la boue, de tracteur, de vélo ou d’animaux deviennent presque poétiques et on se surprend à raconter l’histoire de leurs traces, les joues rougies du fermier venu contrôler l’état des prairies, de la jeune fille prenant un raccourci pour l’école sur son destrier pédalant à toute force pour ne pas louper le cours d’anglais ou bien ce renard qui peine à trouver de quoi se sustenter et s’aventure sur des chemins plus fréquentés.
On vient nu·e au monde et depuis on n’a de cesse de nous emmailloter, de nous cajoler, de nous couvrir avec des cotons, de la laine et des recommandations: “mets ton chandail, tu vas prendre froid. N’oublie pas ton écharpe.” C’est très souvent ainsi l’amour et l’inquiétude qui s’expriment: à défaut de pouvoir nous protéger de tout, nos parents tentent de nous protéger du froid, et des dangers plus ou moins imaginaires qu’il recèle. J’ai le souvenir très net de ma mère qui m’enfonçait un bonnet pratiquement jusqu’au nez avant de m’envoyer jouer dehors quand j’étais toute petite: puis, les années passant elle a lâché prise. J’ai perdu cette couche essentielle. Je me suis retrouvée la tête au vent, la gorge à merci, et certes libre mais sans protection. J’ai trébuché, accumulé les erreurs et les comportements toxiques. En grandissant, il a fallu retrouver la recette pour se protéger.
L’autre jour j’ai préparé le plat-doudou par excellence chez moi: les lasagnes. Bien que je prépare souvent une version “classique” (sauce tomate, béchamel, dessus gratiné), il m’arrive de digresser et de laisser libre cours à mon imagination et à la saison. Pourquoi aime-t-on tant les lasagnes? Je crois n’avoir jamais entendu personne déclarer qu’il déteste ça. 2 Probablement parce que le principe de ce plat repose sur un équilibre parfait entre texture, profondeur, moelleux, craquant. La tomate - mêlée à la viande ou pas - longuement mijotée a ce côté à la fois solaire et impertinent, légèrement acidulé. La béchamel est un gros câlin réconfortant. Le dessus, gratiné, protège et enferme toutes les saveurs tout en donnant le plaisir du scrounch, de la croûte qui craque sous la dent et émet ce bruit caractéristique si plaisant.3
Je ne vais pas ici m’ériger en apôtre de la vraie recette de lasagne: ça ne m’intéresse pas, chacun·e sa croix. D’abord, en Belgique et plus spécifiquement à Liège, on parle de “pasticcio”. C’est un plat éminemment populaire ici, indissociable des voyages scolaires financés à grands coups de vente sauvage du précieux contenu en barquettes alu. Les soupers de la flemme chez bobonne sont bien souvent des pasticcios tirés du congélateur, les étudiant·es s’en font des plâtrées les soirs de guindailles, les grandes familles les consomment en portions toutes prêtes de deux kilos. Typiquement, l’accent liégeois trouve toute sa profondeur dans ses trois syllabes, pas-ti-ccio un peu trainantes sur la fin.
Longtemps j’ai cru que c’était une traduction de “lasagne” mais pas du tout. Il existe bien un “pasticcio di pasta” en Italie, mais il s’agit d’un mélange de pâtes courtes, de ragù et béchamel, absolument pas organisé en couche comme la lasagne. Pour le mot lasagne en lui-même, l’étymologie est grecque: lásana qui désignait le plat dans lequel les pâtes étaient préparées avant de nommer la recette. On peut dater l’apparition de la pâte sous forme de feuille caractéristique du XIIIème siècle, sous forme fraiche et alors cuites à la vapeur. On les préparait déjà en “lasagnes” en ajoutant aux couches de pâtes de la farce tendre et moelleuse, à base de chair de poulet, de porc, de poisson et d’œufs. Ensuite on nappait avec du garum4 ou de la saumure de poisson. Et le tout cuisait en croûte tout comme un pâté. La tomate est venue bien après et la codification de la recette aussi, propre à l’Emilie Romagne. 5
Pour mes lasagnes, j’aime bien faire mijoter longtemps ma sauce tomate: je fais d’abord rissoler ail et oignons, puis je jette ma viande et j’y splashe un gros coup de vinaigre de vin rouge quand c’est bien caramélisé. J’ajoute ensuite du thym, du laurier, des baies de genévrier, une petite carotte, des tomates fraiches ou en conserve selon la saison, et un peu de concentré. Puis roupillon sur le fourneau à chaleur douce, pendant au moins une heure, à couvert. Ensuite il n’y a plus qu’à faire la béchamel, et monter le plat. La pâte à lasagne 6dans le plat préalablement huilé, la sauce tomate, des feuilles de lasagnes, béchamel, et ainsi de suite jusqu’à épuisement des ingrédients. 7 Au four, à 180° une bonne vingtaine de minutes puis on ajoute du fromage et on gratine.
En respectant ces principes, une couche de légumes, éventuellement viande ou poisson + une couche crémeuse (béchamel ou fromage qui fond bien comme de la mozzarella ou du brie) + une couche à gratiner (un fromage ou de la chapelure avec du beurre) on peut pimper les lasagnes voire en créer des versions alternatives : des tranches de butternut rôties avec une purée de patate douce aux épices ras-el-hanout où on aura incorporé des noisettes torréfiées, une béchamel et gratin avec une tomme de brebis. Des épinards tombés au beurre, éventuellement du saumon, et une sauce crème à base de bleu, gratin chapelure. Des champignons bien blondis avec oignons, ail et persil, des tranches de jambon, béchamel et du beaufort. Une sauce à base d’aubergines, olives, tomates bien rôties et mijotées, un peu d’anchois si on aime, de la mozzarella qui remplace la béchamel 8et au dessus du halloumi pour gratiner. Pour une décadence totale, on peut faire des lasagnes aux quatre fromages: l’idée c’est d’avoir une sauce tomate toute simple qui humidifiera la pâte, et de créer différentes couches de fromages (parmesan, mozzarella, ricotta, grana padano, gorgonzola, provolone… le choix ne manque pas). Si la tomate vous heurte, une petite sauce crème moutarde, et hop c’est parti.
Et si le temps s’y prête, on peut aussi faire des lasagnes froides: en ce cas, il suffira de cuire les feuilles de lasagnes, et de monter par exemple un mélange de petit pois / asperges et menthe, d’alterner avec des couches de chèvre frais mêlé à du citron confit émincé. On peut aussi faire un carpaccio de tomates et poivron avec de la mozzarella fumée, en liant avec un coulis de poivron parfumé au basilic et à l’ail. Bref, on peut presque tout imaginer, c’est assez facilement végétarien, ça peut être super économique, ça se prépare en masse et se portionne pour être congelé ou juste réfrigéré et mangé dans la semaine.
Les lasagnes c’est la vie !9 Je ne crois pas que la bonne bouffe arrange tout mais elle permet au moins, si on s’applique un peu de donner de l’amour, du réconfort et de la joie. Je ne sais pas vous, mais moi elle m'aura particulièrement épuisée cette année et même si je suis de nature combattive, j'entame ce mois de décembre à genoux (et pas comme on aime), avec un milliard de questions non résolues. Je crois que 2022 a fait cet effet à beaucoup de gens: on mérite vraiment les meilleures lasagnes, avec un verre d'excellent vin, un de ceux qui font tout relativiser : reste à trouver la recette qui conviendra à chacun·e. 10 Je vous souhaite de trouver la vôtre et que vous puissiez trouver dans votre vie autant de réconfort que dans une bouchée de lasagne maison. 11
Les fameux, ceux qui plein d’électricité statique te créaient des coupes de cheveux improbables. Si tu es né fin 70, début 80, tu sais.
Au contraire du prince Charles que toute personne un peu censée devrait détester, même après avoir vu The Crown, surtout la dernière saison.
Savez vous d’où vient le plaisir à manger des chips? Et bien du bruit qu’ils font, qui envoie à notre cerveau des messages déclencheurs de bien être, au point que les chips sont savamment étudiés pour produire le plus de bruit possible quand on les avale.
Une sauce d’origine étrusque/ romaine, à base de chairs et/ou de viscères de poisson, fortement salée. On peut la comparer au nước mắm
Quand je vois une recette d'osso buco avec de la tomate je frissonne et me souviens comme je me suis fait engueuler par un italien parce que "questa non è la vera ricetta !!! (si vous l'ignorez: on trouve des traces de mijoté de jarret/ moelle déjà au XIVe siècle, ne contenant bien évidemment pas de tomates parce que spoil: y en avait pas en Italie à l'époque. La tomate arrive vers le milieu du XVIe siècle. On appelle cet osso "in bianco"). Après, qu’est ce qui est plus authentique, la recette avant tout autre influence culturelle ou bien celle qu’on pratique et qui est passée dans l’usage depuis au moins quatre cent ans?
Pas besoin de précuire, comme c’est parfois indiqué dans les recettes. Il suffit juste d’avoir une base sauce suffisamment liquide pour bien imprégner la pâte, et ne pas vouloir aller trop vite.
Pas de vous, si vous êtes épuisé·es à faire des lasagnes, pensez à consulter ça peut être quelque chose à dépister.
Il y a deux écoles en Italie: celleux qui adorent la béchamel et celleux qui veulent pas en entendre parler: on utilise alors de la mozzarella, tranchée dans l’épaisseur qui va faire office de liant.
On peut même prendre cette punchline au sens tout à fait littéral: la lasagne répond parfaitement à la règle des trois couches. Isoler, protéger, nourrir et consoler.
Je me suis fait ma propre recette avec les années: le sport et la marche me permettent d’évacuer tout ce qui agace et que sinon je ruminerais trop longtemps, ma famille m’entoure de chaleur et d’amour, et je me protège de l’extérieur en puisant la force dans les deux premières couches: tout est lié.
Ou d’un hachis parmentier. Qui lui aussi répond au principe des couches: y a pas de hasard, que de l’amour.