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Sand
Sep 29, 2022
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Quand j’étais petite, aller chez mes grands parents était une joie: pas seulement parce que je les adorais, l’un et l’autre malgré leurs caractères bien trempés et leur propension à s’insulter à voix basse en wallon pour que je ne comprenne pas

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, mais aussi parce que je retrouvais chez eux des odeurs et des goûts qui n’étaient nulle part ailleurs. Les pommes de terre Nicola, doucement rôties au beurre de mon papy, les petits pois en boîte dont on gardait un peu de jus pour les réchauffer avec du laurier, avant de les lier à la maïzena, les frites du dimanche, les petits sandwiches mous au lait garnis de sirop de Liège et tout un tas d’autres madeleines dont bien que m’évertuant des années à essayer de refaire les recettes, je n’ai jamais retrouvé le goût exact. J’ai tenté de reproduire le riz au lait de papy, les poires cuites de mamy, mais jamais elles n’ont eu cette saveur particulière de la maison au bout de la rue, de ses châssis crème, du carrelage moucheté au sol, du jardin potager immense, des couloirs secrets aménagés derrière les haies et le forsythia, de l’ancienne chambre de ma mère avec son canapé lit en cuir et des livres partout, du marcel bleu azur délavé de papy, de ses genoux rougis de s’être agenouillé à récolter les haricots, à biner ou sarcler, de ses grosses paluches pleines de poils et de taches de rousseur, de l’assiette de fromage de Herve
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planquée à la moitié de la volée de marches dans la cave, des mi-bas de ma grand-mère, de son savon sunlight, de sa bière de onze heures et des Rolland Garros
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qui s’étiraient des semaines dans une moiteur réconfortante.

On se constitue, je crois, par petites touches impressionnistes: je ne me souviens pas de discussions très profondes ni avec l’un ni avec l’autre, même si avec la seconde, nous partagions un amour des livres et du bon mot. On se disait peu et on s’embrassait encore moins. Mais j’en ai passé des heures, à m’imprégner de lui, marchant côte à côte sur les sentiers forestiers, le dos trempé de sueur, la bouche remplie de mûres. Sur mon passet, je le regardais gravement préparer une salade de doucette, remuer délicatement la mayonnaise maison, jusqu’à ce que chaque feuille prenne une coloration vert tendre. Éplucher des reinettes

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, tout juste maraudées dans un champ pas loin. Compter les nics-nacs, ces bonbons si durs qu’on pouvait se casser les dents en les regardant, et les donner au chien. Et avec elle, à parcourir des Cartland ou des San Antonio, sa respiration régulière et légèrement sifflante quand elle piquait un somme, ses mains fatiguées d’ancienne épicière tartinant de kwatta son pain gris.

La nostalgie vient toujours avec les gros pulls en laine, les chaussettes mises en double épaisseur et les feuilles qui tombent: l’automne coïncide depuis près de quarante et un an

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avec mon anniversaire, s’y sont ajoutés ensuite celui de l’homme, puis l’enfant grand et enfin Gérard. A l’heure des soupes et bouillons, des plats longuement mijotés sur un coin de feu, il me revient des souvenirs emmêlés au fil des années. Avec le temps, on confond, on ne sait plus si c’est lui ou elle, elle ou lui, leurs visages deviennent flous aux contours, on prend des photos pour se remémorer leurs touts petits traits, presque pointillés; yeux verts ou bleus, boucles blondes et dorées, leurs bonnes joues de bébés rappellent les rires, les nuits hachées, leurs premiers exploits, les chutes, et tout ça a un goût de panade maison, de lait, de tartines de kiri, et de gâteau de semoule à la cuiller.

L’automne est probablement ma saison préférée parce que c’est celle où on prend le temps de se dire les choses qu’on a pas eu le temps de se dire en été, trop pressé·es de soleil, trop ivres de chaleur. On prend le temps de trier sa garde robe, de remiser les voiles et les cotons pour les douces matières, le mohair, la laine. On se prépare aux jours moins lumineux, à la pluie toujours là, aux pieds glissants sur les trottoirs, aux premières neiges. Et la cuisine devient le centre

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; c’est là qu’on se retrouve le matin, cherchant la chaleur du café ou du chocolat, là qu’on ébauche des plats réconfortants à servir le soir, là qu’il y a toujours un bouillon, un mijoté, un plat au four, ou à réchauffer, du pain qu'on pourra perdre avec beurre et cannelle, des noix et leur casse-noix, des mandarines et des potirons qui égaient la corbeille de fruits où restées seules les pommes et poires sembleraient bien tristes. Carbonnades, lentilles, pot-au-feu, lapin à la moutarde, vol-au-vent, les plats d’automnes se veulent caressants sur la langue, c’est le moment des textures fondantes et veloutées et on n’hésite pas à ajouter un peu de fumé avec les saucisses, comme on remue l’âtre et on dépoussière les cheminées. On gratine, autant qu’on peut, les courges, les pâtes, les légumes, les chicons au jambon pour que ces nuances de doré craquantes et parfumées nous ramènent un peu d’été. On se console avec de l'enrobant, des cuissons lentes, de la crème, des liaisons à l'œuf. A l’automne on se serre les un·es contre les autres, et ainsi vont les recettes, où bien souvent l’assiette individuelle laisse la place à la cocotte à partager.

J’ai longtemps pensé que la cuisine était un moyen de communiquer dans des familles qui ne se parlaient pas: je savais tout l’amour de mon grand-père à la précision et à l’attention de chacun de ses gestes en cuisine, aux petits pains du dimanche, encore frais de sommeil du boulanger, sans qu’il aie jamais eu besoin de dire ces choses là. Celui de ma grand-mère aux chiques belga qu’elle me glissait dans la main, presque en cachette. Je pensais que la cuisine était censée réparer, faire le lien là où les fils se dénouaient, consolider les générations taiseuses ou pudiques. Et je me suis aperçue que même ailleurs, même dans des familles expressives comme la nôtre, celle qu’on a jalousement bâtie, où on n’hésite ni à se dire je t’aime ni tu m’emmerdes, c’est la même rengaine. J’écris, et je dis beaucoup, parfois trop, mais rien n’est plus intraduisible que quand je mets à cuisiner pour l’un·e des mien·nes.

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Là, quelque chose au fond du ventre s’anime, il n’est plus question de recette ou de techniques, mais de quelque chose de viscéral: chaque fois que la cuiller plonge pour goûter la sauce, rectifier l’assaisonnement, que le couteau retombe sur la planche pour émincer, hacher ou ciseler, il s’agit d’être à la hauteur.
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Je ne sais s’il y a de ça dans la vocation du Grand: il est devant moi, poings aux hanches et tablier bien serré, je regarde une mèche bouclée tombant sur son front. Il souffle pour la chasser, agacé et je le revois à quatre ou cinq ans, pelant avec application des pommes dans la cuisine de la voisine. Ou encore plus jeune dérobant des olives à l'ail. Dans ce rang de vignes, occupé à jouer l’air de rien entre les pieds tordus mais ne perdant en réalité pas une miette de la conversation des adultes.

Je le regarde maintenant, sa grande carcasse immobile alors que ses mains s’agitent sur la planche, les légumes bientôt en dés, réguliers et je n’ai pas encore réalisé que peut-être un jour ce sera son métier. Dur et exigeant: je suis terrorisée autant que fascinée qu’il choisisse d’en faire sa voie, mais il n’a jamais été de ceux à qui on dicte quoi faire ou penser. Farouchement indépendant, et cuisinier, plutôt que chef: moins prétentieux, moins collet monté. Mon volcanique et si gentil petit garçon devient un homme fort en gueule quand il faut mais doux souvent, la barbe a envahi ses joues roses, ses épaules se sont nouées, développées et son goût affirmé. On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans, parait il: il faut ne jamais avoir vu le front têtu de mon fils, concentré à l’extrême pour ne pas rater sa sauce ou louper sa cuisson pour l’affirmer.

“Pour mon anniversaire, je veux ton hachis parmentier”. Dans le frigo, un gâteau tout bouffi de crème et de fruits patiente. Je me déchausse

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, et je commence: peler les patates, les couper. Les oignons. Mettre à frire tout doucement l’ail, puis la viande, ajouter le paprika, le persil, les tomates pelées, laisser mijoter. Pendant ce temps; je songe à elle, comme elle a grandi, surtout ces derniers mois: les lunettes qui ne masquent pas sa facétie, ses cheveux perpétuellement en bataille, son amour de la sape et des livres. Elle m’échappe déjà, parfois, sa volonté de fer mène ses pas un peu plus loin à chaque mois qui passe, elle a sa petite vie, sa chambre à soi dont par pudeur je referme la porte, sauf si elle m’y convie. Les oignons roussissent et j’entends son rire, raconter quelque nouvelle lecture à son père, parler de son frère un peu. C’est doux, et chaud. Presser les pommes de terre, faire une purée lisse comme une peau de bébé, y mettre beaucoup de muscade, et monter les couches: viande épicée, oignons caramélisés et fondants, purée moelleuse.

J’espère que dans quelques années, elle se souviendra du goût de cette enfance là, de ce hachis parmentier dans la maison au bout de la rue et aux volets blancs, la balançoire dans le jardin où elle passait des heures à lire et chantonner, la table de la salle à manger trop solennelle et à quoi elle préférait le divan, nous deux collées à manger des croque-monsieur, les bougies fatiguées d’avoir tant brûlé un peu partout, son père lui apprenant à quadriller des légumes, la bibliothèque en bordel où piocher rêves et romans, la voix de son frère lui inventant des berceuses, les improvisations de danse, les courses sur le parquet, les dimanches paresseux, moi pieds nus sur le carrelage froid de la cuisine, les barbecues d’été et puis ceux de Noël, ensemble serrée·es avec nos brochettes de marshmallow, sa chambre lavande, les matins nimbés d’orange sur la terrasse, les fous rires par centaines, et du pelage du chien, tiède et doux sous la main.

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Instinctivement, je savais: il n’est aucun secret qu’un enfant ne peut percer, fut il celui d’une langue étrangère. Ne leur cachez rien d’important, iels sauront toujours.

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Un fromage qui pue de chez nous, style Livarot ou Maroilles pour situer.

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Je ne sais pourquoi, chez mes grands parents j’ai toujours eu l’impression que RG durait des mois. Et pendant ce temps je ne pouvais pas jouer à la console Atari.

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On en a planté dans le jardin: mettre mon nez dessus, c’est retrouver mes sept ans, et la peau douce âcre sous la langue.

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Je l’écris, pour que ça percute. Il ne me semble pas déjà avoir tant vécu, et puis je regarde mes enfants et mes mains et je me souviens.

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Si on ne fait jamais mieux la cuisine que dans une cuisine, l’amour ça se fait partout, ça s'interrompt pour mieux se reprendre, y compris dans les notes de bas de page qui sont pour moi une façon de prolonger l’instant avec vous. Et toc. La note vient de là.

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Y a des choses qui se transmettent : Gégé, pour mon petit déjeuner d’anniversaire m’a fait des oeufs brouillés sauce piquante. Puis j’ai découvert cette semaine qu’elle aussi aime les notes de bas de page.

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Je ne sais si c’est parce que j’en ai manqué, qu’on cuisine pour moi avec amour, ou si c’est enfoui encore plus profondément, mais au fond, je ne cherche plus à analyser la chose: j’aime cuisiner pour celles et ceux que j’aime. Quelque chose m’a profondément remuée ces derniers jours, et j’en parle ici, dans ces notes comme un aparté secret: j’ai eu la chance d’être portraiturée dans le livre In vino femina. Quand j’ai découvert ce portrait, j’ai pleuré: c’était la première fois que j’avais sous les yeux une représentation de mon père et moi. De lui, je n’ai que quelques souvenirs d’ados, et des bribes qu’on m’a racontées. Pas la moindre photo, aucun mot, pas de surnom qu’il m’aurait attribué. L’histoire est compliquée, il est même question d’un (dés)héritage: elle ne se souvient que de l’amour de la cuisine. Et c’est déjà ça.

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Je cuisine toujours mieux pieds nus, allez savoir pourquoi. Sans doute que j’associe à l’un la détente dont j’ai besoin pour l’autre, ou que c’est un truc de l’ordre du sensuel. Ou de se retrouver au plus simple: je l’ai déjà dit, je ne suis pas de celles qui aiment le chichiteux, les recettes à suivre à la lettre, j’ai besoin de ma part de liberté. Une va-nu-pieds en somme.

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Il y a beaucoup moins de notes de bas de page dans cette NL: peut-être parce que je crains d’en avoir déjà trop écrit, pour une fois.

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5 Comments
Ajjj
Oct 23, 2022Liked by Sand

La lecture de ce texte est une plongée dans les doux souvenirs du passé ; un voyage au cours duquel on retrouve des odeurs, des sensations oubliées. On se souvient du temps où l’on se parlait, où l’on appréciait les choses simples …

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Catherine
Sep 29, 2022

merci Sandrine pour ce joli texte tellement doux et qui respire l'amour des gens et des choses.

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