“Dis maman, c’est quoi flexitarien?”
Ne faites pas d’enfants: c’est encore le meilleur moyen d’éviter de se prendre le chou à 20h un lundi soir pour répondre à des questions qui sortent d’on ne sait où. En l’occurrence, d’un carnet publicitaire de grande surface: Gérard a une passion inexplicable pour ces cahiers mi-réclame mi-promo, allez comprendre.
D’où me voilà partie dans une explication, qui ne m’a pas convaincue moi-même:
“C’est quelqu’un qui ne mange pas tous les jours de la viande, mais qui en consomme occasionnellement”.
Cette histoire me turlupinait: dans mes lointains cours de biologie, il me semblait qu’on nous avait enseigné que l’être humain suit un régime omnivore1 puisqu’il mange un peu de tout, légumes, racines, fruits, plantes, et viande/ poisson. Pourquoi se définir alors par un autre mot que celui qui existe déjà: après tout “omnivore” ne définit pas dans quelle proportion on mange de la viande. Une fois par jour? Par semaine? Par mois?
Dura Flex sed flex
Flexitarien: si vous imaginiez quelconque façon de lier souplesse et alimentation, en leggings à paillettes et musique à gros beats2, vous allez être déçu·es. Ce néologisme basé sur “flexible” et “végétarien” est attribué à Mark Bittman, qui eut pu à quelques lettres près être un super héros mais a choisi de devenir plutôt journaliste engagé, notamment au travers de livres comme Food Matters (traduit et adapté pour le public français par Damien Galtier et Christophe Billon sous le titre Mangeons responsable ). On le voit officialisé en 2003 ce terme, et il faut un peu de temps pour qu’il traverse l’Atlantique et arrive chez nous. Depuis, il divise ou fascine, et est en tous cas récupéré par certains organismes.
Interbev, l'Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes.
En tapant flexitarien sur google, outre la page Wikipédia, on tombe assez vite sur un joli site tout propre où l’on trouve ceci:
Le flexitarien, cet omnivore du 21e siècle, est un consommateur éclairé, qui mange de tout : des aliments d’origine animale aussi bien que végétale. Libre de choisir son alimentation, il mange en conscience, c’est-à-dire en quantité raisonnée et privilégie autant le plaisir que la qualité, mais aussi l’équilibre et la variété, le local et la durabilité.
extrait du site: Naturellement flexitariens
Et en fouillant un peu on découvre que le site est sponsorisé par Interbev, l'Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes, comme c’est curieux. En réalité, l’interprofession a lancé en 2019 une campagne de communication collective « Aimez la viande, Mangez-en mieux. », signée « Naturellement Flexitariens ».
Paradoxal, non? En s’affirmant “flexitarien”, on fait implicitement de la pub à la filière viande. Tout finit par être récupéré si le concept correspond à l'air du temps et peut servir à vendre, pour peu qu'on le dépolitise un poil pour le rendre plus “acceptable”. Un peu comme les t-shirts de grandes marques “I'm a feminist” qui ne sont au final que de jolis slogans et pas vraiment suivis d’actes concrets.
Gamelles of thrones
Pour des raisons d’horaires décalés et d’organisation, je prends certains de mes repas solo, et donc je me prépare des gamelles3 en avance. Le fait d’être l’unique décisionnaire de ce que je mangeais a changé le contenu de mes assiettes: beaucoup de légumes, parce que j’adore ça, crus, cuits, en salades, des soupes aussi. Quand je pense à mes menus “familiaux”, c’est-à-dire incluant le reste de la famille, je fonctionne toujours sur le triptyque: féculents, légumes, viande ou poisson. En revanche, si j’excepte le contexte familial, et les désirs d’autres, mon rapport à la bouffe n’est plus le même: la viande m’importe moins, je suis parfaitement rassasiée sans. Ce n’est même pas par conviction écologique, juste que je n’y pense pas. Sur 12 repas solo, je n’en ai compté qu’un contenant de la viande, et 4 des protéines animales (œuf, fromage), le reste c’est de la bonne vieille protéine végétale (yaourts et laits végétaux, la joie dans ton palais).
Etre ou ne pas être flexi, c’est la question
Mais attendez une minute, si ça se trouve, je suis flexitarienne???
Plaisanterie à part, je discutais avec une de mes followeuses sur twitter de ce mot, et voici ce qu’elle m’a dit :
Disons que j'ai drastiquement réduit ma consommation de viande, j'en mange de moins en moins. À la fois pour la planète et pour cause de maltraitance animale. Si on réduit tous beaucoup la consommation, ça fera déjà un bien fou à la planète. Et pour le moment je n'arrive pas à être végétarienne, je n'achète jamais de viande, je peux en manger chez quelqu'un par exemple, ou au resto, mais j'en mange genre tous les 15 jours par plus... Ça peut être une étape -plus ou moins longue- vers le végétarisme ou bien simplement se dire qu'il est nécessaire de diminuer pour le bien de la planète.
Evidemment, ses arguments me touchent: je suis plutôt sensible à l’écologie, j’ai conscience de l’état du monde, et bien entendu que j’essaie - avec les limites qui parfois s’imposent - de faire “attention”, de m’attacher à choisir de la qualité, de ne pas surconsommer ou gaspiller, d’éteindre la lumière en quittant la pièce - c’est pas Versailles ici ! - de privilégier le local, le bio et parfois l’un au détriment de l’autre, à mon avis mieux vaut du local pas bio que du bio importé de l’autre côté de la planète. Pour autant, l’élaboration de nos menus correspond le plus souvent à de la sociabilisation autour de rites familiaux connus, au delà du goût seul: qu’il s’agisse de plats qu’on a l’habitude de manger, ou non, la viande ou le poisson y est quasi toujours considérée comme l’élément central - à l’exception des plats de pâtes ou de riz style risotto - légumes et féculents ne constituant que des “garnitures” facilement interchangeables et ne nécessitant pas grande imagination ou réflexion. J’avoue que le soir, après une grosse journée de boulot, si j’aime cuisiner pour les autres parce que ça me détend et me fait passer du mode “boulot” au mode “famille”, je n’ai pas forcément la ressource pour me plonger dans des nouvelles recettes: je recycle, réarrange, pimpe un peu mais sans grande révolution. On reste dans des sphères connues, à la fois parce qu’elles sont réconfortantes et pratiques. Mes repas solos ou familiaux n’ont simplement pas le même but: les premiers consistent à m’alimenter, les seconds à se retrouver ensemble. Certes, on pourrait réécrire toute une bibliothèque de saveurs végétariennes, réinventer de nouveaux codes de tribu mais cela demande peut-être un courage que je n’ai pas.
S’alimenter est affaire complexe: entre moyens financiers ou de temps, envies, éthique, convictions, interdits alimentaires, disponibilité, sociabilisation: s’interroger sur son alimentation est un luxe de privilégié·es, ce n’est pas mal de parfois se le rappeler.
Choisir d’être végétarien·ne ou vegan et l’afficher se comprend aisément: dans une société où la norme est omnivore, avoir un régime différent implique une multitude de changements et d’adaptation, y compris en ce qui concerne la vie sociale.
En revanche, qu’est ce qui pousse des omnivores “responsables” à s’afficher flexitariens?
Pour montrer qu’on est plus vertueux·ses? Plus engagé·es? Pour sensibiliser? Se démarquer?
Brandir des étiquettes sur nos choix alimentaires en dit beaucoup de nous et de nos rapports aux autres. Dis moi ce que tu manges je te dirai qui tu es. Ou ce que tu prétends vouloir être. Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène: pour certain·es il faut être biozen, zéro déchet, peu importe que ce soit encore une fois les femmes qui paient le prix de cette charge mentale supplémentaire. Après tout, il est bien des hommes qui exhibent de grosses côtes de bœuf pour assoir leur virilité. S’affirmer “flexitarien” par rapport à un·e omnivore lambda, ça peut être œuvre militante: communiquer sur les méfaits de l’élevage extensif, de la surpêche ou de la pollution agricole, c’est plutôt nécessaire mais c’est aussi d’une certaine façon se positionner par rapport à l’autre. Et c’est là que le bât blesse: en affirmant que nos choix sont meilleurs, exemplaires, on bénéficie d’une supériorité morale par rapport à la “masse inconsciente”. Nous n’avons pas tous cependant le luxe du choix. L’alimentation bio ou du frais à tous les repas n’est pas possible pour toutes les familles. Privilégier la viande de très haute qualité non plus: manger “mieux” que ses voisin·es reste un marqueur social, et s’en prévaloir revient à considérer que les autres se nourrissent “mal”. “Mieux manger” selon ces normes-là, n’est possible qu’avec un certain niveau de revenus et de disponibilité, sans compter toutes les contraintes horaires et matérielles. On tourne toujours autour de ce qui constitue le “bon goût”, sauf qu'ici on y inclut une dimension qui n’est pas loin du mépris de classe.
C'est un peu comme affirmer qu’on détient “la vraie recette” d’un plat, par exemple. Qu’on le fasse pour rire, en sachant que la cuisine n’est faite que d’influences et d’apports multiples, qu’aucune recette n’est tout à fait figée dans le marbre, en soi, rien de grave. Bien qu’il existe de bonnes pratiques qui rendent les frites excellentes - le double bain de graisse de bœuf - je ne crache cependant pas sur d’excellents tubercules à la graisse de canard. Je suis assez fière du patrimoine culinaire belge et je n’hésite pas à le partager dès que je peux (obsession pêches au thon). Mais chez nous les “vraies recettes” n'existent pas vraiment: reposant en grande partie sur la transmission orale et familiale, à contrario de la culture gastronomique française, codifiée, transmise de façon écrite, au sein de brigades, la cuisine belge a moins ce côté figé ou immuable. Il existe autant de “vraies recettes” belges que de belges. Vous pouvez demander à trente liégeois·es la recette du boulet de Liège, il y a fort à parier que mis à part les fondamentaux (de la viande, et une sauce brune sucrée-salée), vous aurez trente versions différentes du même plat. Un tel utilisera des oignons grelots, une autre pas, l’une choisira un mix de viande porc et bœuf tandis que l’autre restera en pur cochon, une cuisson sera faite au four, l'autre à la poêle, etc.
C’est aussi l’amour de cette cuisine là, la “mienne”, celle sur laquelle j’ai construit mon goût et mes références alimentaires qui fait probablement que j’aurais beaucoup de mal à passer au régime 100 % végétarien. Dire “je mange de la viande parce que j’aime ça” est un peu court. Je prends du plaisir à en manger car cela fait partie d’une imprégnation, de rites et de saveurs mille fois éprouvées. Je me rappelle de toutes les déclinaisons que mamy faisait autour du lapin: au pruneaux, à la moutarde, à la bière, au sirop. Quitter Liège et ne pas voir goûté à des boulets, ou à des rognons flambés au péket, c’est pire que ne pas avoir gravi la Montagne de Bueren. Très peu de la cuisine de mon enfance s’inscrit dans le végétal: n’importe quelle potée méritait son bout de gras, de pied ou de jambon. A mardi gras, la potée de chou frisé (kale pour les branché·es) pour ne pas être mangée des mouches4 s’accompagne de saucisses juteuses. Le waterzooi flamand vous laisse l’option poulet ou poisson. Le stoemp bruxellois réclame lui aussi sa saucisse avec un petit volcan pour le jus, les roulades de chicons au gratin leur jambon. Les croquettes de la côte leurs crevettes. Et même dans les croquettes au fromage, on aime bien ajouter des lardons. Les anguilles si elles sont “au vert” n’en restent pas moins des anguilles. Je ne vous parle même pas de la salade liégeoise, subtil mélange de haricots, patates et lard au vinaigre, des boudins servis chauds ou froids, et de l’américain (de la viande hachée crue, servie avec beaucoup de condiments et des frites). Ces recettes-là n'ont plus la simple fonction de nourrir, mais de rappeler la maison ou une certaine idée d'un cocon familial idéal. Que je le veuille ou non, elles font partie de mon petit patrimoine gustatif, et bien que je m'en éloigne, en mangeant parfois végétarien, ou en goûtant à d'autres cuisines, j'y reviens et j'y reviendrai probablement toujours, même de loin en loin. Cela peut paraitre paradoxal: en certaines occasions, en solitaire, je me passe de viande sans souci. Mais quand le repas devient social, affectif, moyen de lier ensemble alors c’est plus compliqué. On recherche plus qu'un goût: il s’agit de retrouver des souvenirs de rires attablé·es, une musique autour de laquelle danser.
Mais revenons un instant à la cuisine belge: hors dessert, il n’y a guère que les pâtes à la cassonade pour satisfaire un·e végétarien·ne. Les quoi?
Vous avez bien lu: la recette est simplissime. Prenez des pâtes cuites un peu plus qu’al dente, ajoutez-y une grosse noquette de beurre. Saupoudrez les pâtes de sucre cassonade, mélangez intimement et basta, c’est prêt.
Ce n’est même pas une vraie recette: scandale !
Il aura suffi d’un article vantant la fameuse recette belge pour déclencher l’ire italienne, arguant qu’il ne pouvait s’agir là que d’un plat hérétique, abominable, qui ferait affront à la Botte toute entière. Article expliquant d’ailleurs que l’origine de cette recette se situe un peu avant l’immigration italienne, l’apport de tomates et de la fameuse “bolognaise”5 ayant supplanté ces pâtes sucrées. Sauf que la blague est un peu plus croquignolette: l’histoire étant un éternel recommencement, il semble qu’on aie trouvé des traces de pâtes au sucre à la Renaissance. En Italie, entre autres cuistots, Scappi s’illustre avec les tortelletti d’herbe à la lombarde qui sont des raviolis aux herbes et au fromage servis dans un bouillon avec un peu de sucre, de fromage et de cannelle. Parallèlement, à Liège, on trouve des pâtes à la cannelle et au parmesan dans l'Ouverture de Cuisine de Lancelot de Casteau, parue en 1604. Le mélange sucre-épices ou sucre-fromage reste en vogue plus de deux siècles et il faut attendre 1891 pour trouver la première recette de pâtes à la sauce tomate (macaronis à la Napolitaine). Réservées à une certaine élite au départ - le sucre étant une denrée chère - les pâtes au sucre sont désormais un plat populaire et accessible à tou·tes. Cuisine du placard reprezent. Comme quoi, les vraies recettes, si on fouille un petit peu ne sont pas toujours aussi authentiques ou anciennes qu'on ne le pense, ce qui nous apparaît comme aberrant ne l'est souvent pas tant et défendre farouchement un pseudo héritage culinaire en méconnaissant son histoire est aussi absurde qu'idiot. Ni la langue ni la cuisine ne sont éternelles, elles muent, se renouvellent et vivent de l'air du temps. Et avant de zieuter dans l'assiette des autres on peut regarder dans la sienne: c'est sûrement plus sain.
Le livre de la semaine
Je l’avais lu dans le cadre de la remise du prix Mange Lille, et c’était un de mes préférés. L'Avenir de la planète commence dans notre assiette, de Jonathan Safran Coer est un bouquin assez passionnant à lire, plutôt drôle et fluide. Il est assez malin pour ne pas virer dans l’essai moralisateur, mais en se basant sur ses propres failles et contradictions il livre des réflexions plutôt piquantes. Si le sujet vous intéresse un peu, c'est une excellente porte d'entrée avant des lectures plus pointues.
La bouteille de la semaine
Ok, c’est une redite mais zut, je fais ce que je veux, je suis une artiste contemporaine. Série d’été, in Le Vif, avec une thématique “bulles belges”. Il y aura six articles au total, et on se baladera entre bières, cidres et vins effervescents.
La bière que j'ai choisi de déguster, la Super Sanglier, elle se boit par une de ces journées d'été où tout plaque, tout est moite, le moindre tissu est insupportable. Servie dans un verre à vin, dont la surface s'orne de gouttes, la bulle explose sur la langue, en une caresse revigorante. Puis le houblon remplit la bouche, une saveur intense mais fraîche, ça a du nerf et du jus! L'amertume est là, pour secouer un peu, comme on morigénerait tendrement un amour qui manque roupiller au soleil. Elle a une ardeur d'avance, comme dirait l'autre.
Lire l’article au complet.
Ce sera tout pour cette semaine, n’oubliez pas de dire aux gens que vous aimez que vous les aimez, cuisinez ou faites l'amour et à bientôt.
Omnivore qualifie les espèces (dont l’être humain) mangeant indifféremment des produits animaux et végétaux, par opposition à carnivore (espèces mangeant uniquement des produits animaux) et herbivore (uniquement des produits végétaux). Plus récemment, ce mot s’est employé par opposition à végétarien, végétalien et vegan, pour justifier ou revendiquer le choix de manger de la viande. Le flexitarisme est donc considéré comme une diète omnivore. Omnivore est un mot plus neutre que carniste, utilisé péjorativement par les végétariens pour dénoncer ceux qui mangent de la viande.
tout le monde aime les gros beats, non?
mini-polémique à ce sujet sur twitter, après un tweet “Les gens qui disent "gamelle" pour parler du déjeuner que vous emmenez au travail… qu’est-ce qui ne va pas chez vous ?”. Chez nous, tout va bien. Dérivé du latin gamella, le mot « gamelle » apparaît au xvie siècle et désigne d’abord la large écuelle de bois ou de métal dans laquelle soldats ou matelots mangeaient ensemble. Elle signe une certaine appartenance à la culture ouvrière: se moquer des “gamelles” est donc classiste. De rien.
la superstition n’est jamais bien loin en cuisine. Faire sauter les crêpes de la Chandeleur avec une pièce dans la main, manger la choucroute du jour de l’An une pièce sous l’assiette sont censées apporter prospérité toute l’année.
si la France a ses pâtes carbo (avec lards, crème fraiche et œuf cru), la Belgique a ses pâtes bolo ( qui n'ont juste rien à voir avec le ragù). La sauce est à base de hachis porc et boeuf, tomates en boîte, carottes ou sucre, oignon, ail, thym: on les sert avec une montagne de gruyère par dessus, hé oui. Parmigiano, què parmigiano?